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26 avril 2007 4 26 /04 /avril /2007 01:07

FRANCOIS PETRARQUE
A DENIS ROBERT
DE BORGO SAN SEPOLCRO
SALUT

J’ai fait aujourd’hui l’ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l’on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, je vis dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l’on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d’autant plus que la veille, en relisant l’histoire romaine de Tite-Live, j’étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hémus en Thessalie, du sommet duquel il avait cru, par ouï-dire, que l’on apercevait deux mers : l’Adriatique et l’Euxin. Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis rien affirmer, parce que cette montagne est trop éloignée de notre région, et que le dissentiment des écrivains rend le fait douteux. Car, pour ne point les citer tous, le cosmographe Pomponius Méla déclare sans hésitation que c’est vrai ; Tite-Live pense que cette opinion est fausse. Pour moi, si l’exploration de l’Hémus m’était aussi facile que l’a été celle du Ventoux, je ne laisserais pas longtemps la question indécise. Au surplus, mettant de côté la première de ces montagnes pour en venir à la seconde, j’ai cru qu’on excuserait dans un jeune particulier ce qu’on ne blâme point dans un vieux roi.

Mais quand je songeai au choix d’un compagnon, chose étonnante ! pas un de mes amis ne parut me convenir sous tous les rapports. Tant est rare, même entre personnes qui s’aiment, le parfait accord des volontés et des caractères ! L’un était trop mou, l’autre trop actif ; celui-ci trop lent, celui-là trop vif ; tel trop triste, tel trop gai. Celui-ci était plus fou, celui-là plus sage que je ne voulais. L’un m’effrayait par son silence, l’autre par sa turbulence ; celui-ci par sa pesanteur et son embonpoint, celui-là par sa maigreur et sa faiblesse. La froide insouciance de l’un et l’ardente activité de l’autre me rebutaient. Ces inconvénients, tout fâcheux qu’ils sont, se tolèrent à la maison, car la charité supporte tout et l’amitié ne refuse aucun fardeau ; mais, en voyage, ils deviennent plus désagréables. Ainsi mon esprit difficile et avide d’un plaisir honnête pesait chaque chose en l’examinant, sans porter la moindre atteinte à l’amitié, et condamnait tout bas tout ce qu’il prévoyait pouvoir devenir une gêne pour le voyage projeté. Qu’en pensez-vous ? A la fin je me tourne vers une assistance domestique, et je fais part de mon dessein à mon frère unique, moins âgé que moi et que vous connaissez bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, et il me remercia de voir en lui un ami en même temps qu’un frère.

Au jour fixé, nous quittâmes la maison, et nous arrivâmes le soir à Malaucène, lieu situé au pied de la montagne, du côté du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd’hui enfin nous fîmes l’ascension avec nos deux domestiques, non sans de grandes difficultés, car cette montagne est une masse de terre rocheuse taillée à pic et presque inaccessible. Mais le poète a dit avec raison : Un labeur opiniâtre vient à bout de tout. La longueur du jour, la douceur de l’air, la vigueur de l’âme, la force et la dextérité du corps, et d’autres circonstances nous favorisaient. Notre seul obstacle était dans la nature des lieux. Nous trouvâmes dans les gorges de la montagne un pâtre d’un âge avancé qui s’efforça par beaucoup de paroles de nous détourner de cette ascension. Il nous dit que cinquante ans auparavant, animé de la même ardeur juvénile, il avait monté jusqu’au sommet, mais qu’il n’avait rapporté de là que repentir et fatigue, ayant eu le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces. Il ajoutait que jamais, ni avant, ni depuis, on n’avait ouï dire que personne eût osé en faire autant. Pendant qu’il prononçait ces mots d’une voix forte, comme les jeunes gens sont sourds aux conseils qu’on leur donne, sa défense redoublait notre envie. Voyant donc que ses efforts étaient vains, le vieillard fit quelques pas et nous montra du doigt un sentier ardu à travers les rochers, en nous faisant mille recommandations qu’il répéta encore derrière nous quand nous nous éloignâmes.

Après avoir laissé entre ses mains les vêtements et autres objets qui nous embarrassaient, nous nous équipâmes uniquement pour opérer l’ascension, et nous montâmes lestement. Mais, comme il arrive toujours, ce grand effort fut suivi d’une prompte fatigue. Nous nous arrêtâmes donc non loin de là sur un rocher. Nous nous remîmes ensuite en marche, mais plus lentement ; moi surtout je m’acheminai d’un pas plus modéré. Mon frère, par une voie plus courte, tendait vers le haut de la montagne ; moi, plus mou, je me dirigeais vers le bas, et comme il me rappelait et me désignait une route plus directe, je lui répondis que j’espérais trouver d’un autre côté un passage plus facile, et que je ne craignais point un chemin plus long, mais plus commode. Je couvrais ma mollesse de cette excuse, et pendant que les autres occupaient déjà les hauteurs, j’errais dans la vallée sans découvrir un accès plus doux, mais ayant allongé ma route et doublé inutilement ma peine. Déjà accablé de lassitude, je regrettais d’avoir fait fausse route, et je résolus tout de bon de gagner le sommet. Lorsque, plein de fatigue et d’anxiété, j’eus rejoint mon frère, qui m’attendait et s’était reposé en restant longtemps assis, nous marchâmes quelques temps d’un pas égal. A peine avions-nous quitté cette colline, voilà qu’oubliant mon premier détour, je m’enfonce derechef vers le bas de la montagne ; je parcours une seconde fois la vallée, et, en cherchant une route longue et facile, je tombe dans une longue difficulté. Je différais la peine de monter ; mais le génie de l’homme ne supprime pas la nature des choses, et il est impossible qu’un corps parvienne en haut en descendant. Bref, cela m’arriva trois ou quatre fois en quelques heures à mon grand mécontentement, et non sans faire rire mon frère. Après avoir été si souvent déçu, je m’assis au fond d’une vallée.

Là, sautant par une pensée rapide des choses matérielles aux choses immatérielles, je m’apostrophais moi-même en ces termes ou à peu près : « Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l’ascension de cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux qui marchent vers la vie bienheureuse ; mais on ne s’en aperçoit pas aussi aisément, parce que les mouvements du corps sont manifestes, tandis que ceux de l’âme sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit. Plusieurs collines se dressent aussi dans l’intervalle, et il faut marcher de vertu en vertu par de glorieux degrés. Au sommet est la fin de tout et le terme de la route qui est le but de notre voyage. Nous voulons tous y parvenir ; mais, comme dit Ovide : C’est peu de vouloir ; pour posséder une chose, il faut la désirer vivement. Pour toi assurément, à moins que tu ne te trompes en cela comme en beaucoup de choses, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu’est-ce qui te retient donc ? Rien [d’]autre à coup sûr que la route plus unie et, comme elle semble au premier aspect, plus facile des voluptés terrestres et infimes. Mais quand tu te seras longtemps égaré, il te faudra ou gravir, sous le poids d’une fatigue différée mal à propos, vers la cime de la vie bienheureuse, ou tomber lâchement dans le bas-fond de tes péchés ; et si (m’en préserve le Ciel !) les ténèbres et l’ombre de la mort te trouvent là, tu passeras une nuit éternelle dans des tourments sans fin. » On ne saurait croire combien cette pensée redonna du courage à mon âme et à mon corps pour ce qu’il me restait à faire. Et plût à Dieu que j’accomplisse avec mon âme le voyage après lequel je soupire jour et nuit, en triomphant enfin de toutes les difficultés, comme j’ai fait aujourd’hui pour ce voyage pédestre ! Je ne sais si ce que l’on peut faire par l’âme agile et immortelle, sans bouger de place et en un clin d’œil, n’est pas beaucoup plus facile que ce qu’il faut opérer pendant un laps de temps, à l’aide d’un corps mortel et périssable, et sous le pesant fardeau des membres.

Le pic le plus élevé est nommé par les paysans le Fils ; j’ignore pourquoi, à moins que ce ne soit par antiphrase, comme cela arrive quelquefois, car il paraît véritablement le père de toutes les montagnes voisines. Au sommet de ce pic est un petit plateau. Nous nous y reposâmes enfin de nos fatigues. Et puisque vous avez écouté les réflexions qui ont assailli mon âme pendant que je gravissais la montagne, écoutez encore le reste, mon père, et accordez, je vous prie, une heure de votre temps à la lecture des actes d’une de mes journées. Tout d’abord frappé du souffle inaccoutumé de l’air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds. L’Athos et l’Olympe me sont devenus moins incroyables depuis que j’ai vu sur une montagne de moindre réputation ce que j’avais lu et appris d’eux. Je dirige ensuite mes regards vers la partie de l’Italie où mon cœur incline le plus. Les Alpes debout et couvertes de neige, à travers lesquelles le cruel ennemi du nom romain se fraya jadis un passage en perçant les rochers avec du vinaigre, si l’on en croit la renommée, me parurent tout près de moi quoiqu’elles fussent à une grande distance. J’ai soupiré, je l’avoue, devant le ciel de l’Italie qui apparaissait à mon imagination plus qu’à mes regards, et je fus pris d’un désir inexprimable de revoir et mon ami et ma patrie. Ce ne fut pas toutefois sans que je blâmasse la mollesse du sentiment peu viril qu’attestait ce double vœu, quoique je pusse invoquer une double excuse appuyée de grandes autorités. Ensuite une nouvelle pensée s’empara de mon esprit et le transporta des lieux vers le temps. Je me disais : « Il y a aujourd’hui dix ans qu’au sortir des études de ta jeunesse tu as quitté Bologne. O Dieu immortel ! ô sagesse immuable ! que de grands changements se sont opérés dans ta conduite durant cet intervalle ! » Je laisse de côté ce sujet infini, car je ne suis pas encore dans le port pour songer tranquillement aux orages passés. Il viendra peut-être un temps où j’énumérerai par ordre toutes mes fautes en citant d’abord cette parole de votre cher Augustin : Je veux me rappeler mes souillures passées et les corruptions charnelles de mon âme, non que je les aime, mais pour que je vous aime, ô mon Dieu. Il me reste encore à accomplir une tâche très difficile et très pénible. Ce que j’avais coutume d’aimer, je ne l’aime plus. Je mens. Je l’aime, mais modérément. Je mens encore une fois. Je l’aime, mais en rougissant et avec chagrin. J’ai dit enfin la vérité. Oui, j’aime, mais ce que j’aimerais à ne point aimer, ce que je voudrais haïr. J’aime cependant, mais malgré moi, mais par force, mais avec tristesse et avec larmes, et je vérifie en moi-même le sens de ce vers si fameux : Je haïrai si je puis ; sinon, j’aimerai malgré moi. Trois ans ne sont pas encore écoulés depuis que cette volonté perverse et coupable, qui me possédait tout entier et régnait seule sans contradicteur dans le palais de mon âme, a commencé à rencontrer une autre volonté rebelle et luttant contre elle. Depuis longtemps entre ces volontés il se livre, dans le champ de mes pensées, au sujet de la prééminence de l’un et de l’autre homme, un combat très rude et maintenant encore indécis. C’est ainsi que je parcourais en imagination mes dix dernières années. Puis je me reportais vers l’avenir, et je me demandais : « Si par hasard il t’était donné de prolonger cette vie éphémère pendant deux autres lustres, et de t’approcher de la vertu à proportion autant que pendant ces deux années, grâce à la lutte de ta nouvelle volonté contre l’ancienne, tu t’es relâché de ta première obstination, ne pourrais-tu pas alors, quoique ayant non la certitude, mais du moins l’espérance, mourir à quarante ans et renoncer sans regret à ce restant de vie qui décline vers la vieillesse ? »

Telles sont ou à peu près, mon père, les pensées qui me revenaient à l’esprit. Je me réjouissais de mon avancement, je pleurais de mon imperfection et je déplorais la mutabilité ordinaire des choses humaines. Je paraissais avoir oublié en quelque sorte pour quel motif j’étais venu là, jusqu’à ce qu’enfin, laissant de côté des réflexions pour lesquelles un autre lieu était plus opportun, je regardasse et visse ce que j’étais venu voir. Averti par le soleil qui commençait à baisser et par l’ombre croissante de la montagne que le moment de partir approchait, je me réveillai pour ainsi dire, et, tournant le dos, je regardai du côté de l’occident.

On n’aperçoit pas de là la cime des Pyrénées, ces limites de la France et de l’Espagne, non qu’il y ait quelque obstacle que je sache, mais uniquement à cause de la faiblesse de la vue humaine. On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux. Pendant que j’admirais tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant mon âme à l’exemple de mon corps, je voulus regarder le livre des Confessions de saint Augustin, présent de votre amitié, que je conserve en souvenir de l’auteur et du donateur, et que j’ai toujours entre les mains. J’ouvre ce bréviaire d’un très petit volume, mais d’un charme infini, pour lire ce qui se présenterait, car que pouvait-il se présenter si ce n’est des pensées pieuses et dévotes ? Je tombai par hasard sur le dixième livre de cet ouvrage. Mon frère, désireux d’entendre par ma bouche quelque chose de saint Augustin, se tenait debout, l’oreille attentive. J’atteste Dieu et celui qui était à côté de moi qu’aussitôt que j’eus jeté les yeux sur le livre, j’y lus : Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan, les révolutions des astres, et ils délaissent eux-mêmes. Je fus frappé d’étonnement, je l’avoue, et priant mon frère, avide d’entendre, de ne pas me troubler, je fermai le livre. J’étais irrité contre moi-même d’admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j’aurais dû apprendre à l’école même des philosophes des gentils qu’il n’y a d’admirable que l’âme pour qui, lorsqu’elle est grande, rien n’est grand. Alors, trouvant que j’avais assez vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce moment on ne m’entendit plus parler jusqu’à ce que nous fussions parvenus en bas.

Cette parole m’avait fourni une ample occupation muette. Je ne pouvais penser qu’elle fût l’œuvre du hasard ; tout ce que j’avais lu là, je le croyais dit pour moi et non pour un autre. Je me rappelais que saint Augustin avait eu jadis la même opinion pour lui-même, quand, comme il le raconte, lisant le livre de l’Apôtre, ce passage lui tomba d’abord sous les yeux : Marchons loin de la débauche et de l’ivrognerie, des sales plaisirs et des impudicités, des dissensions et des jalousies. Mais revêtez-vous de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et n’ayez point d’égard pour votre chair en ce qui regarde ses convoitises. Cela était arrivé auparavant à saint Antoine, lorsqu’il entendit ces paroles de l’Evangile : Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; après cela venez et suivez-moi. Comme si ces paroles s’adressaient à lui, saint Antoine (au rapport de l’historien de sa vie, saint Athanase) se soumit au joug du Seigneur. De même que saint Antoine, après avoir entendu cela, n’en demanda pas davantage, et de même que saint Augustin, après avoir lu cela, n’alla pas plus loin, ma lecture se borna aux quelques paroles que je viens de citer. Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d’eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu’ils pouvaient trouver en eux. J’admirai la noblesse de notre âme si, dégénérant volontairement, elle ne s’écartait pas de son origine et ne convertissait pas elle-même en opprobre ce que Dieu lui avait donné pour s’en faire honneur. Pendant cette descente, chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me paraissait à peine haute d’une coudée en comparaison de la hauteur de la nature humaine si l’on ne la plongeait dans la fange des souillures terrestres. Je me disais aussi à chaque pas : « Si je n’ai pas craint d’endurer tant de sueurs et de fatigues pour que mon corps s’approchât un peu du ciel, quel gibet, quelle prison, quel chevalet, devraient effrayer mon âme marchant vers Dieu et foulant aux pieds la cime de l’orgueil et les destinées humaines ? » Et encore : « A combien arrivera-t-il de ne point s’éloigner de ce sentier par la crainte des souffrances ni par le désir des voluptés ? O trop heureux celui-là s’il existe quelque part ! C’est de lui, j’imagine, que le poète a dit : Heureux qui a pu connaître les principes des choses, et qui a mis sous ses pieds la crainte de la mort, l’inexorable destin et le bruit de l’avare Achéron ! Oh ! avec quel zèle nous devrions faire en sorte d’avoir sous nos pieds non les hauteurs de la terre, mais les appétits que soulèvent en nous les impulsions terrestres ! »

Parmi ces mouvements d’un cœur agité, ne m’apercevant pas de l’âpreté du chemin, je revins au milieu de la nuit à l’hôtellerie rustique d’où j’étais parti avant le jour. Un clair de lune avait prêté à notre marche son aide agréable. Pendant que les domestiques sont occupés à apprêter le souper, je me suis retiré seul dans un coin caché de la maison pour vous écrire cette lettre à la hâte et sans préparation, de peur que si je différais, mes sentiment venant peut-être à changer suivant les lieux, mon désir de vous écrire ne se refroidît. Vous voyez, tendre père, combien je veux que rien de moi n’échappe à vos regards ; puisque je vous découvre avec tant de soin non seulement ma vie tout entière, mais chacune de mes pensées. En revanche, priez, de grâce, pour que ces pensées si longtemps vagabondes et inconstantes s’arrêtent enfin, et qu’après avoir été ballottées inutilement de tous côtés, elles se tournent vers le seul bien, vrai, certain, immuable. Adieu.

Malaucène, le 26 avril 1336

Traduction de Victor DEVELAY, 1880.

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Published by dominique - dans Petrarca - Francesco - dit Pétrarque
25 avril 2007 3 25 /04 /avril /2007 01:35

 

« Par moi, vous pénétrez dans la cité des peines ;

Par moi, vous pénétrez dans la douleur sans fin ;

Par moi, vous pénétrez parmi la gent perdue.

 

La justice guidait la main de mon auteur ;

Le pouvoir souverain m'a fait venir au monde,

La suprême sagesse et le premier amour.

 

Nul autre objet créé n'existait avant moi,

A part les éternels ; et je suis éternelle.

Vous, qui devez entrer, abandonnez l'espoir. »

 

Je vis ces mots, tracés d'une couleur obscure,

Ecrits sur le fronton d'une porte, et je dis

« Maître, leur sens paraît terrible et difficile. »

 

Il répondit alors comme doit faire un sage

« Il te faut maintenant oublier tous les doutes,

Car ce n'est pas ici qu'un lâche peut entrer.

 

Nous sommes arrivés à l'endroit où j'ai dit :

Que tu rencontreras des hommes dont la peine

Est de perdre à jamais le bien de l'intellect. »

 

Ensuite il vint me prendre une main dans les siennes,

Et me rendit courage avec un doux sourire,

Me faisant pénétrer au sein de ce mystère.

 

Là, des pleurs, des soupirs, des lamentations

Résonnent de partout dans l'air privé d'étoiles,

Si bien qu'avant d'entrer j'en eus le cœur serré.

 

Des langages confus et des discours horribles,

Les mots de la douleur, l'accent de la colère,

Les complaintes, les cris, les claquements des mains

 

Y font une clameur qui sans cesse tournoie

Au sein de cette nuit à tout jamais obscure,

Pareille aux tourbillons des tourmentes de sable.

 

Et moi, de qui l'horreur ceignait déjà les tempes

« Ô maître, dis-je alors, qu'est-ce que l'on entend ?

Qui sont ces gens, plongés si fort dans la douleur ? »

 

« c'est là, répondit-il, la triste destinée

Qui guette les esprits de tous les malheureux

Dont la vie a coulé sans blâme et sans louange.

 

Ils demeurent ici, mêlés au chœur mauvais

Des anges qui, jadis, ne furent ni rebelles

Ni fidèles à Dieu, mais n'aimèrent qu'eux-mêmes.

 

Le Ciel n'a pas admis d'en ternir sa beauté,

Et l'Enfer à son tour leur refuse l'entrée,

Car les autres damnés s'en feraient une gloire. »

 

« Maître, repris-je encor, quelle raison les fait

Se lamenter si fort et geindre ainsi sans cesse ? »

« Je te l'expliquerai, dit-il, en peu de mots.

 

Ceux-ci ne peuvent plus attendre une autre mort ;

Et leur vile existence est à ce point abjecte,

Qu'ils auraient mieux aimé n'importe quel destin.

 

Le monde ne veut pas garder leur souvenir,

La Pitié les dédaigne, ainsi que la Justice.

C'est assez parlé d'eux  jette un regard et passe ! »

 

En arrivant plus près, je vis une bannière

Qui tournait tout en rond, et qui courait si vite

Qu'elle semblait haïr tout espoir de repos.

 

Derrière elle venait une si longue file

De coureurs, que je n'eusse imaginé jamais

Que la mort en pouvait faucher un si grand nombre.

 

Je reconnus certains des esprits de la ronde,

Les ayant observés, et l'ombre de celui

Qui fit par lâcheté le grand renoncement.

 

Et ce ne fut qu'alors que je sus clairement

Que j'avais devant moi la foule des indignes

Que le démon et Dieu repoussent à la fois.

 

Ces gens, qui n'ont jamais vécu réellement,

Etaient tout à fait nus, pour mieux être piqués

Des guêpes et des taons qu'on voyait accourir.

 

Leur visage baignait dans des ruisseaux de sang

Qui se mêlaient aux pleurs et tombaient à leurs pieds,

Alimentant au sol une hideuse vermine.

 

Ensuite, ayant porté mon regard au-delà,

J'aperçus une foule au bord d'un grand cours d'eau.

« Maître, lui dis-je alors, voudrais-tu m'expliquer

 

Qui sont ceux de là-bas ? Quelle loi les oblige

A se presser ainsi, pour chercher un passage,

Si dans l'obscurité mes yeux voient assez clair ? »

 

Il me dit seulement  « Tu le verras toi-même,

Puisque notre chemin nous mènera tout droit

Sur le rivage affreux du funeste Achéron. »

 

J'en eus si honte alors, que je baissai les yeux,

Craignant que mon discours ne lui fût importun,

Et je ne dis plus mot jusqu'aux berges du fleuve.

 

Là, je vis s'avancer vers nous, dans un esquif,

Un vieillard aux cheveux aussi blancs que la neige,

Qui criait  « Gare à vous, pervers esprits damnés !

 

Perdez dorénavant l'espoir de voir le Ciel !

Je viens pour vous mener là-bas, sur l'autre rive,

Dans l'éternelle nuit, les flammes ou le gel.

 

Et toi, qu'attends-tu donc, âme vivante, ici ?

Éloigne-toi, dit-il, des autres qui sont morts ! »

Et s'étant aperçu que j'attendais toujours,

 

Il dit  « Par d'autres ports et par d'autres chemins

Tu pourras traverser, mais non par celui-ci,

Car il faut pour ton corps une nef plus légère. »

 

« Ne te courrouce point, Caron, lui dit mon guide.

On veut qu'il soit ainsi, dans l'endroit où l'on peut

Ce que l'on veut  pourquoi demander davantage ? »

 

Le silence revint sur la bouche aux poils blancs

De ce vieux nautonier du livide marais,

Aux deux yeux paraissant deux bouches de fournaise.

 

Pourtant les esprits nus et recrus de fatigue

Changèrent de visage et claquèrent des dents,

Dès qu'il eut prononcé son barbare discours.

 

Ils commencèrent tous à maudire le Ciel,

L'engeance des humains, le lieu, le jour et l'heure

De leur enfantement, et toute leur semence.

 

Leur foule vint ensuite, en une seule fois,

Pleurant amèrement, sur la rive fatale

Où dévalent tous ceux qui ne craignent pas Dieu.

 

Pendant ce temps, Caron, le diable aux yeux de braise,

Rassemble leur troupeau, les range avec des signes,

Frappant de l'aviron ceux qui semblent trop lents.

 

Comme tombent, l'automne, et s'envolent au vent

Les feuilles tour à tour, en sorte que la branche

Finit par enrichir le sol de sa dépouille,

 

Ces mauvais héritiers de l'engeance d'Adam

Se détachent des bords, répondant à ses signes

Comme l'oiseau des bois obéit à l'appeau.

 

Ensuite ils partent tous sur les ondes noirâtres ;

Et ils n'ont pas rejoint le rivage d'en face,

Qu'une nouvelle file a remplacé la leur.

 

« Mon cher enfant, me dit courtoisement mon maître,

Ceux que la mort surprend dans le courroux de Dieu

Arrivent tous ici, quel que soit leur pays.

 

Ils courent aussitôt pour traverser le fleuve ;

La justice de Dieu les y pousse si fort,

Que leur même terreur se transforme en désir.

 

Jamais une âme juste ici n'est descendue ;

Donc, si Caron s'émeut de te voir arriver,

Tu comprends maintenant le sens de sa surprise. »

 

Il venait de parler, quand l'étendue obscure

Trembla soudain si fort, que le seul souvenir

De ma frayeur d'alors me baigne de sueur.

 

De la terre des pleurs surgit une tourmente

Qui jetait des lueurs rouges comme la foudre,

Si fort, que j'en perdis le contrôle des sens,

Et je tombai par terre, comme un homme qui dort.

 

Dante Alighieri (Durante degli Alighieri)

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Published by dominique - dans Dante Alighieri
19 avril 2007 4 19 /04 /avril /2007 22:44

Quand on s’est promené dans Paris, et que l’on a passé en revue ces boutiques étincelantes de dorure, aux marbres précieux, aux glaces richement encadrées, véritables salons où le chaland confus n’ose pas entrer, et dont il s’éloigne avec son argent, on s’arrête avec plaisir devant le modeste étalage de la fruitière. Rien n’est plus frais, et ne repose plus agréablement les yeux et la pensée.

Malgré le désordre apparent de l’humble boutique, un ordre secret a présidé à l’arrangement des fruits et des légumes. Ils pendent en grappes, se réunissent en gerbes, s’élèvent en pyramides, ou gisent confusément épars. Des carottes éclatantes, des oignons, et de longs poireaux verts et blancs encadrent la devanture comme d’une riche guirlande. Plus bas s’étalent, suivant la saison, des bottes de navets ou d’asperges, des aubergines et de gros choux cabus qui contrastent avec leurs frères aristocratiques, les élégants choux-fleurs. Derrière cette espèce de rempart s’abritent tour à tour les petits pois, les haricots dans leur cosse fragile, les cerises, les groseilles et les framboises ; tandis qu’en dehors, près de la porte, un potiron, gardien muet et peu vigilant, pose gravement sa masse rabelaisienne sur un escabeau boiteux.

A ces produits de nos climats que manque-t-il, pour être admirés, qu’une origine exotique ? Et pourtant les tropiques, si fiers de leurs bananes, de leurs dattes et de leurs ananas, ont-ils des fruits plus savoureux et d’un ambre plus flatteur que nos pêches et nos abricots, plus vermeils que nos pommes d’api, plus parfumés que nos fraises des bois, plus rafraîchissants et mieux colorés que nos groseilles et nos cerises ?

Tous ces trésors sont placés sous l’œil et sous la main des passants, à la portée des voleurs, auxquels la fruitière n’a pas l’air de songer. Sa noble confiance fait honte aux précautions des autres marchands. Ceux-ci ont de mystérieux tiroirs et de sombres cartons. Ils se cachent, avec leurs marchandises, derrière des grilles en fer et des treillis ; la fruitière mettrait ses fruits dans la rue. Tout lui est bon pour étalage, et sa fenêtre incessamment ouverte, et le devant de sa porte, et les chaises qu’elle expose au dehors chargées de provisions. On la voit qui s’agite, qui passe et circule avec facilité, et retrouve sa route à travers ce labyrinthe de légumes. Si mêlés qu’ils soient, sa main sait où les prendre au besoin, son pied ne les heurte jamais ; et d’ailleurs qu’en résulterait-il ? Excepté pour ses œufs, elle ne craint pas la casse.

La fruitière est un des types de Paris. Toutefois ne la cherchez pas dans le Paris élégant. On voit à la Chaussée d’Antin, aux environs de la Bourse et de la place Vendôme, des fruitières qui se décorent du titre emphatique de verduriers ; mais on n’y voit pas la fruitière. Elle ne s’acclimate que dans les quartiers Montmartre et Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin. Elle affectionne le Marais et les faubourgs. C’est là qu’elle pousse et qu’elle fleurit dans sa luxuriante originalité. Il lui faut, comme à ses légumes, l’humidité des rues étroites.

C’est une femme qui a passé l’âge moyen de la vie, d’une physionomie honnête qui prévient tout d’abord, et d’un embonpoint assez prononcé. Elle n’est pas haute en couleurs comme l’écaillère et la marchande des halles ; elle n’a pas le coup d’oeil ferme, la voix masculine, et les gestes provoquants qui distinguent ces dames. Il y a en elle quelque chose de champêtre et de potager. Femme de tête néanmoins, active et suffisamment intelligente, ne soignant ni sa personne ni son langage, et tirant sa beauté de son propre fonds. Si sa robe ne lui serre pas trop étroitement la taille, c’est peut-être que, n’ayant plus de taille, elle ne saurait au juste où se serrer. Elle va, les manches relevées jusqu’aux coudes, montrant des bras d’un rouge légèrement foncé, et affublée d’un large tablier dont on ne saurait vanter l’entière blancheur. Elle aime tant son costume de tous les jours, qu’elle le garde aussi le dimanche. Seulement elle croit devoir changer de bonnet. - La coquette !

On comprend qu’une telle femme, alors même qu’elle est mariée, n’est jamais en puissance de mari. La loi, qui lui a fait un devoir de la soumission, s’est trompée en cela comme en mainte autre chose. Un mari de fruitière est un être problématique qui existe sans doute, mais qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas, et dont on ne parle pas. Vivant, sa femme l’a enterré, tant elle le cache et le dissimule sous son importance et l’ampleur de sa personne. On prétend qu’il se meut, qu’il parle et vit comme les autres hommes. On dit même qu’il court dès le matin aux halles et aux marchés, qu’il achète et transporte chez sa femme les divers articles de son commerce, et qu’il l’aide à nettoyer certains légumes, et à écosser les petits pois. Nous voulons le croire ; mais, loin de donner son nom à sa femme, il perd jusqu’à son prénom. Il ne s’appelle ni Pierre, ni Simon, ni Jacques ; c’est sa femme, au contraire, qui lui impose le nom de son état, La fruitière ! C’est ainsi qu’on la désigne, et quand par hasard il est question du mari, on ne le connaît que sous ce titre, le mari de la fruitière !

Telle est même la force de l’habitude que, si d’aventure un homme se faisait fruitier on dirait de lui la fruitière.

Elle est placée immédiatement après l’épicier, sur cette limite moyenne où se rencontrent le riche et le pauvre. Elle a toutes les qualités de l’épicier, et n’a peut-être aucun de ses défauts. Les prétentions de celui-ci sont connues. Malgré son air candide et débonnaire, malgré son grade de sergent dans la garde nationale et sa casquette obséquieuse, il vise à l’esprit et au beau langage ; il exhale je ne sais quel parfum colonial et aristocratique. Il est fier de son encoignure qui domine deux rues, fier des grandes maisons qui l’honorent de leur pratique, et du comptoir d’acajou dans lequel trône superbement son épouse. La fruitière ne connaît pas tout cet orgueil : son comptoir, à elle, c’est une simple table ; son trône, c’est une chaise dépaillée ; ses pratiques, ce sont les bourgeois et les pauvres gens. Elle ne tient ni livres ni registres, et l’on n’a jamais dit qu’elle eût une caisse.

Les plus humbles entrent familièrement chez elle. Elle vend un peu cher, et surfait souvent. Mais quoi ! On ne lit pas sur son enseigne ces mots cabalistiques : prix fixe ; on a le droit, aujourd’hui si rare, de marchander avec elle, et où est le plaisir d’acheter quand on ne marchande pas ? Prenez-la à son premier mot ; elle sera toute fâchée et toute honteuse. Chose remarquable ! On voit fréquemment des bouchers et des boulangers, ces princes du commerce, condamnés pour vente à faux poids. L’épicier lui-même, ce type d’honnêteté, subit quelquefois la honte d’un jugement. La Gazette des Tribunaux, qui attache les délinquants au pilori de la publicité, n’a pas encore inscrit le nom de la fruitière dans ses colonnes vengeresses. Elle y brille par son absence.

A-t-on bien calculé jusqu’où s’étendent ses relations, et quelle importance morale et commerciale elle exerce dans un quartier ? Elle tient à tout, et tout vient aboutir à elle. Sa boutique est un centre autour duquel s’établissent et se rangent les autres professions ; et, tandis que l’épicier et le marchand de vin se carrent aux deux extrémités de la rue, elle règne paisiblement au milieu. Les riches, qui envoient leurs pourvoyeurs aux halles et aux marchés, se passeront de son voisinage, mais la classe pauvre et la bourgeoisie veulent l’avoir sous la main. Sans elle le quartier ne serait pas habitable. Où trouverait-on les provisions du ménage, toutes ces mille petites nécessités de la vie, et les nouvelles de chaque jour, qui sont encore un besoin ? Comment déjeuneraient la grisette, l’étudiant, l’artisan de tout état et de toute profession, sans le morceau de fromage quotidien, sans les fruits et les noix qu’elle leur mesure ou leur compte d’une main vraiment libérale ?  Le pot-au-feu des petits ménages pourrait-il se passer des carottes, des choux, des poireaux et des oignons qui relèvent si merveilleusement le goût de la viande, colorent le bouillon et lui donnent de la saveur ? L’habitant de Paris, qui ne connaît que sa ville, qui ne sait pas comment le blé pousse, quand se font la moisson et les vendanges, suit la marche des saisons en regardant la boutique de la fruitière. Elle lui rappelle ce qu’il eût sans doute fini par oublier, que, loin de ces rues boueuses, s’épanouissent de riants coteaux et des plaines verdoyantes. La nature parle à son cœur de Parisien ; et si, par un beau dimanche, il se détermine à franchir la barrière, ces colonnes d’Hercule sur lesquelles les badauds croient lire : - Tu n’iras pas plus loin ; s’il s’écarte, et va parcourant les bois de Belleville, et les Prés Saint-Gervais ; si, dans des chemins poudreux, il s’extasie sur la pureté de l’air qu’il respire ; si, tenté par n’importe quel fruit défendu, il tombe entre les mains inévitables du garde champêtre, qui le suivait pas à pas, et qui lui déclare procès-verbal au nom de la loi et de la pudeur publique : ces plaisirs, cette promenade enchantée, ces émotions si variées et si nouvelles, et surtout l’aspect de la verdure, a qui les doit-il, sinon à la fruitière ?

Chaque mois lui envoie ses productions. On voit paraître chez elle tour à tour l’oseille, la laitue, les asperges, la chicorée ; puis viennent les choux-fleurs et les petits pois, ces douces prémices de l’été ; les fraises et toute la famille des fruits rafraîchissants. Attendez : voici les pommes de terre nouvelles, toutes petites, toutes rondes, ou délicatement allongées. La pomme de terre suffirait seule à la gloire de la fruitière. La boutique où l’on trouve ce pain naturel doit être la première parmi les plus utiles et les plus honorées. L’automne arrive les mains pleines de ses brillants tributs, et l’hiver, qui ne produit rien, se pare longtemps des richesses de l’automne. La neige couvre déjà les campagnes et les jardins, que l’étalage de la fruitière, ce jardin artificiel, est aussi fourni que jamais.

Elle vend bien d’autres choses encore. Elle est renommée pour le beurre, le fromage et les œufs frais, et elle partage avec l’épicier l’honneur de cultiver les cornichons, ce légume proverbial. Regardez : voilà les plumeaux et de mystérieux balais dont l’usage ne s’exprime pas ; voilà des pots de toute forme et de toute couleur ; voilà des vases en faïence plus utiles qu’élégants, et dont le besoin se fait généralement sentir ; et, par le plus heureux contraste, le bon La Fontaine trouverait encore ici : De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet.

Le petit oiseau lui-même n’y est pas oublié ; outre le mouron (que deviendrait Paris sans mouron !), on voit suspendus en dehors de longs épis de millet, et des gâteaux circulaires, image trompeuse de nos échaudés.

Enfin c’est la fruitière qui fournit ces petits vases en terre cuite, dont l’étroite ouverture ne sait pas rendre ce qu’elle a reçu : les tirelires. Saluez, ô vous qui ne les connaissez pas. Les tirelires, si chères à la grisette, à la demoiselle de boutique, à l’enfant, à l’artisan laborieux ! Les tirelires, ces caisses d’épargnes des plaisirs innocents ! Les tirelires, que la fruitière vend un sou, et qu’une femme si rangée et si économe était seule digne de vendre.

Fleurs et fruits, fromage, beurre et œufs frais : tout cela, direz-vous, s’achète aux halles. Mais les halles sont si loin, et le temps à Paris est si cher ! La boutique de la fruitière est une petite halle établie dans chaque rue. Chaque maison y envoie chercher les provisions de la journée, et l’hôtel orgueilleux lui-même, quand la halle lui a manqué, se voit contraint de recourir à l’humble boutique, et s’étonne d’y être si bien servi.

Comprend-on maintenant l’importance morale de la fruitière ? Nul ne vient chez elle sans y échanger quelques paroles. C’est le rendez-vous favori des servantes ; et, par elles, les secrets des ménages descendent chaque matin et arrivent à son oreille. Placée sur la rue, et au pied de ces hautes maisons qui contiennent un monde entier, elle voit tout, elle sait tout. Amours de jeunes filles, querelles, scandales de tout genre, rien ne lui échappe ; et les pratiques, qui se succèdent sans relâche, et qui lui apportent le tribut de leurs liards et de leurs nouvelles, la tiennent au courant de ce qui se passe au loin, hors de son horizon et dans les quartiers avoisinants. Elle est la confidente de toutes les bonnes d’enfant. La portière ne jouit ni de son crédit, ni de sa considération. La portière est méchante, hargneuse et notoirement indiscrète. La fruitière est vantée pour sa discrétion et ses sages conseils. Et puis, - n’est-ce pas une femme établie ? Elle écoute et parle tout à la fois ; souvent elle s’interrompt pour ranger quelque chou qu’un pied distrait a délogé, quelque gros artichaut qui s’est écarté étourdiment de ses compagnons. Il y a toujours chez elle une histoire commencée, une de ces interminables histoires des Mille et une Nuits. On entre, on sort : l’auditoire féminin se renouvelle, et l’histoire continue ; elle s’égare en longs détours : elle se perd en mille anecdotes incidentes ; mais, à l’exemple du fameux conteur de Jeannot, c’est toujours la même histoire.

La fruitière a le cœur sur la main ; son amitié est solide, son obligeance est éprouvée ; tous les petits services qu’elle peut rendre, elle les rend avec empressement. Bien que son commerce soit plus qu’un autre un commerce en détail et ne supporte pas les longs crédits, elle ne laisse pas d’avancer à de pauvres voisines quelques liards et même quelques sous, elle, pour qui les sous et les liards sont des francs. A l’ouvrier indigent, à la veuve ou à l’orphelin, la brave femme fera, comme on dit, bonne mesure. - Aumône magnifique, noblement et délicatement déguisée, dont personne ne lui saura gré, et pour laquelle elle ne recevra pas même un merci ; car ceux qu’elle oblige ainsi ne s’en doutent pas !

Les écoliers, les gamins des carrefours qui s’arrêtent avec admiration devant les merveilles opulentes de l’épicier, contemplent avec une convoitise plus naturelle et mieux sentie les bonnes choses que vend la fruitière ; souvent même ils organisent de petits vols à ses dépens : ma maraude réussit presque toujours, et les voilà qui fuient, en se pressant d’anéantir le corps du délit. L’épicier dépêcherait son garçon à leurs trousses ; il s’élancerait lui-même après eux, en dépit de sa gravité, et, d’un air formidable, il les conduirait au violon. La fruitière, avertie trop tard, accourt, comme l’araignée, du fond de son domaine, et apparaît, les deux poings sur les hanches et le bonnet légèrement posé de travers : elle crie au voleur et à la garde, et poursuit les maraudeurs de sa voix glapissante. Si un voisin officieux parvient à les attraper et les amène tout confus devant leur juge, elle les charge d’imprécations ; elle leur prédit l’échafaud, et finit souvent par les renvoyer avec un bon sermon et une poignée de cerises.

Qui comprendra les joies, les soucis de cette existence paisible, où tous les jours se ressemblent, où les contrecoups des plus grandes convulsions viennent s’amortir ? Napoléon prétendait qu’il y avait peut-être, dans quelque coin de Paris, un être isolé qui n’avait pas entendu le retentissement de son nom. Eh bien ! la fruitière, qui sait tant de choses de la vie usuelle, ne sait presque rien des événements politiques ; bien différente de la portière sa voisine, qui a les prétentions et le savoir d’un homme d’état. Parfois, dans ses heures de désœuvrement, elle emprunte à celle-ci une moitié de vieux journal. Elle lit rarement, et ne sut jamais bien lire ; elle épelle donc à grand peine, et en estropiant les mots : elle ne comprend pas beaucoup ; mais c’est sans doute la faute du journal ; et puis la fin de la phrase ou de la page lui expliquera ce qui lui semble obscur et incohérent. La phrase finit, la page s’achève, et la lectrice n’a recueilli que des termes étranges, des noms qu’elle a entendu prononcer, mais dont elle ignore l’histoire. Lasse enfin et découragée, elle abandonne cet exercice fatigant pour ses yeux et pour son intelligence, et en revient à son vieux livre de prières, livre qu’elle sait par cœur, ce qui ne veut pas dire qu’elle le comprenne. Qu’importe au surplus ? où l’esprit manque, le cœur suffit.

Elle sort rarement de sa boutique : tant de monde s’y donne rendez-vous, qu’elle a toujours compagnie. Le dimanche, quand un beau soleil a séché les pavés, la fruitière, assise devant sa porte, tient salon dans la rue, à l’ombre des hautes maisons et à la fraîcheur des bornes-fontaines qui coulent en petits ruisseaux. Tout en discourant avec ses voisins, elle jette un regard de complaisance sur son jardin potager. Que d’autres courent à la barrière et se ruinent en danses et en plaisirs de toute sorte ; ses jouissances à elle sont plus intimes. Trouver, découvrir une belle partie de légumes ; pouvoir exposer des prunes mieux colorées, des œufs plus gros, des choux plus massifs ; mettre devant sa porte, comme une enseigne, quelque potiron monumental, que l’on se montre du doigt, dont on parle dans le quartier, et à l’aspect duquel les curieux ébahis s’arrêtent avec respect : voilà sa joie, son orgueil, son triomphe, ce qu’elle aime à voir et à entendre.

Faut-il qu’un si beau caractère ait ses taches et ses défauts ! elle est jalouse : elle a le cœur de César, et ne veut pas être la seconde dans sa rue. Les primeurs, qu’une rivale parvient à étaler quelques jours avant elle, l’empêchent de dormir. Ces boutiques ambulantes de légumes, ces petits comptoirs improvisés sous les portes cochères et devant les allées, et qui ne payant ni loyer ni patente peuvent vendre à meilleur marché, contristent la fruitière et lui causent des déplaisirs mortels. Elle incrimine le commissaire de son quartier, les agents de police et môsieur le préfet de police lui-même, et dans l’excès de la passion elle s’écrie : « Si j’étais gouvernement !.... »

On lui reproche encore de se livrer immodérément à l’interprétation des songes, et de se demander chaque matin, après de longs efforts de mémoire : Ai-je rêvé chien, chat ou poisson ? - Ne rions pas trop de cette faiblesse, nous qui faisons les esprits forts. N’est-ce pas une récréation innocente, une source intarissable d’émotions qui ne coûtent rien à personne ? heureux qui, au milieu des tristes réalités de la vie, s’inquiète d’un songe ! Il y a là plus de bonhomie, plus de naïveté, plus de poésie peut-être que dans tout un poème. Eh bien, oui : malgré de trop nombreuses déceptions, la fruitière croit aux rêves. Ne lui parlez pas, ne la questionnez pas : gardez-vous surtout de rire devant elle, et de chercher à la tirer de cette humeur chagrine où elle semble se complaire. Ce jour est un jour funeste. Ses fruits se moisiront : on viendra lui échanger une pièce fausse ; elle trouvera une pierre frauduleusement cachée dans sa motte de beurre. A quoi ne doit-elle pas s‘attendre ? Apprenez qu’elle a fait un rêve, et qu’elle a vu quelque chose d’effrayant, dont le souvenir la poursuit ; quelque chose enfin qui la menace de tous les malheurs et qu’elle ne peut interpréter d’une manière un peu rassurante. - C’était un matou, un matou noir !

La nature de quelques-uns de ses articles ne lui permet pas d’avoir un chat, cet ami déclaré, ou, si l’on veut, cet ennemi du fromage ; car tant d’amour ressemble presque à de la haine. Elle remplace souvent le luxe d’un perroquet par un geai ou une pie, ces perroquets de la petite propriété ; oiseaux babillards, qui lui font une concurrence redoutable. Mais, le plus communément, elle suspend à côté de sa porte une cage qui renferme un chardonneret ou un serin. Le petit chanteur, bien fourni de mouron et de millet, et entouré de verdure, se croit au milieu d’un jardin, et, dans cette douce illusion, il ne se tait pas de tout le jour.

Il est des fêtes réservées ou la fruitière s’arrache enfin à cet étroit domaine qui est pour elle un univers ; des occasions solennelles où elle s’aventure à visiter les Tuileries, les musées, et, mieux encore, le Jardin des Plantes. Il ne faut rien moins que l’arrivée à Paris d’une parente à qui l’on veut faire les honneurs de la capitale. La fruitière s’est parée de ses plus brillants atours ; son mari, cet être de raison, apparaît enfin en chair et en os, et entièrement semblable aux autres hommes. Il est chargé d’un ample parapluie rouge, et donne le bras à sa femme. Le couple patriarcal s’avance lentement au milieu des merveilles que le progrès enfante tous les jours ; il jouit de l’étonnement de la provinciale, que la vue de tant de belles choses semble pétrifier, et s’étonne lui-même à l’aspect des maisons et des trottoirs élevés et construits depuis sa dernière excursion. Il reconnaît à peine les quartiers qu’il a parcourus autrefois ; il s’égare au milieu des rues nouvelles, et se voit contraint de demander son chemin dans Paris. Pour des Parisiens qu’elle humiliation ! Les tableaux de nos musées, qu’il s’efforce de comprendre qu’il explique à sa manière, lui causent plus de fatigue que de plaisir. Il n’est véritablement heureux qu’au Jardin des Plantes : il se pâme d’admiration devant les ours ; il ne les quitte que pour aller à l’éléphant, et de là à la girafe qu’il s’obstine à appeler girafle ; il tressaille d’effroi au rugissement du tigre et du lion, et se communique mainte réflexion sur la férocité de l’hyène et le naturel licencieux du singe.

Ainsi vieillit la fruitière. Peu à peu l’âge a courbé sa taille et roidi ses membres. Elle est encore rieuse et d’humeur facile ; mais elle a perdu la vivacité de ses mouvements. Qui lui succédera ? Elle a une fille dont elle est fière, et qu’elle déclare être son vivant portrait. Simple et prosaïque en ce qui la regarde elle-même, à force d’amour maternel elle devient romanesque, et rêve pour son enfant un état propre et sans fatigue, une vie sans travail et, finalement, un riche mariage. Les blanches mains, les doigts effilés de son Angélina sont-ils faits pour soulever de grossiers légumes ? Non, sans doute. Aussi mademoiselle sait-elle lire, écrire et broder. Elle sera ouvrière en robes, modiste, artiste peut-être ; elle ne sera pas fruitière, ce qui eût été plus sûr.

Un matin la boutique s’ouvre plus tard qu’à l’ordinaire, et l’on y voit avec étonnement un homme qui va et vient d’un air effaré au milieu des légumes, marchant sur les uns, culbutant les autres et ne sachant où trouver ceux qu’on lui demande : c’est le mari devenu fruitière, tandis que sa femme malade s’inquiète et se tourmente, et souffre moins de son mal que de la contrariété d’être retenue dans son lit. A cette nouvelle, le quartier s’attriste et s’émeut : la rue n’est point jonchée de paille pour amortir le bruit des passants, effort impuissant de la richesse contre la douleur, vaine précaution que dissipe le pied des chevaux et qu’emportent les roues des voitures ; mais les voisines, mais les bonnes amies, mais les commères de la brave femme se pressent en foule à sa porte. Elles accablent de leurs questions, elles étourdissent de leurs conseils le malheureux mari qui ne sait à laquelle entendre. Toutes lui recommandent une recette différente, une recette infaillible dont la vertu est souveraine et qui ne peut manquer de guérir la malade : c’est un bruit, une confusion, un mélange bizarre de paroles, jusqu’à ce que la troupe bruyante, cessant de s’entendre, baisse subitement la voix et se taise tout à coup, pour recommencer quelques instants plus tard.

Le jour où la fruitière est rendue à ses pratiques est un jour de fatigue et de joie. Il lui faut dire-elle même et raconter de point en point, bien que son mari l’ait racontée cent fois, toute l’histoire de sa maladie. L’auditoire en cornette, debout et le panier au bras, écoute avidement, et fait sur les moindres circonstances de longs et savants commentaires. La Faculté elle-même en serait à bon droit étonnée. On apprend alors qu’elle est la voisine dont la recette a été suivie de préférence. Approchez-vous, prenez votre part du spectacle. Regardez cette mortelle extraordinaire, contemplez son visage, étudiez ses traits pendant qu’elle se laisse complaisamment admirer. Tous les yeux sont fixés sur elle ; on l’envie, on lui en voudrait presque de son succès. Voilà une réputation faite, voilà une femme dont on parlera dans le quartier, et qu’on viendra consulter de toutes les rues avoisinantes. Désormais sa clientèle est assurée. Elle jouie déjà de sa célébrité : elle triomphe, elle est heureuse. - C’est elle qui a guéri la fruitière !

Avertie par cet accident, celle-ci prend enfin le parti de vendre sa boutique, et elle abandonne le quartier qu’elle aima si longtemps. Une autre succède à sa popularité et à son importance. C’est un grand événement dans la rue. Mais quoi ! tout s’oublie. Peu à peu on parle moins de l’ancienne fruitière, suivant l’usage de ce monde inconstant qui ne sait pas se souvenir de ceux qu’il ne voit plus. Elle disparaît ; elle se retire aux extrémités de Paris, et s’enferme dans un petit enclos qu’elle sème et qu’elle arrose, où elle s’entoure de fleurs, où elle cultive, sans les vendre, ces légumes bien-aimés qu’elle vendit pendant tant d’années sans les cultiver. Elle reste fidèle à ses goûts et à ses habitudes, et jusqu’au bout elle est, du moins à l’endroit du chou, comme ces honnêtes lapins de Boileau

Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,

Sentaient encor le chou dont ils furent nourris.

 

FRANÇOIS COQUILLE.

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11 avril 2007 3 11 /04 /avril /2007 12:30

 

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c'est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui pour un non.

Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu'à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s'écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.


Primo Levi

Poème placé en exergue de Si c'est un homme


 

Primo Levi est mort le 11 avril 1987

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8 avril 2007 7 08 /04 /avril /2007 22:42

 



 

la saison nouvelle,

J'ai le c?ur gai et plein d'entrain

Quand c'est le moment de Pâques;

Alors je veux faire un triboudel

Car j'aime fort l'agitation,

Le bruit, les festivités et l'allégresse;

Quand je suis dans un château

Plein de joie et d'animation,

Je veux bien y rester nuit et jour.

Dieu confonde le musard

Qui n'aime pas la joie et l'allégresse !

 

outes les joies me plaisent,

Et d'entendre le flûteau

Résonner avec le tambour;

Les demoiselles et les jeunes gens

Chantent et mènent grande allégresse;

Chacun porte une couronne de fleurs;

Et verdure et rameaux

Et le doux chant des oiseaux

me remettent en grande liesse.

Triboudaine et triboudel !

Je suis plus heureux, par saint Marcel,

Que tel possesseur de château ou de tour.

 

elui qui broche bien son jeune coursier

Et tient son écu sur le bras, prêt

Pour commencer la bataille,

Et met sa lance en pièces,

Pour mieux triompher à la joute,

Va se mesurer au meilleur;

Celui-là doit bien avoir un joyau

D'une belle dame et son anneau,

Et, par galanterie son amour.

Triboudaine et triboudel !

Pour la belle aux cheveux d'or

Qui a de si fraîches couleurs

 

el amasse en un monceau

Mille marcs et fais un gros paquet,

Qui vit dans le déshonneur;

Jamais il n'en tirera un bon maoceau

Et les diables auront sa peau;

Son corps et son âme pour l'éternité.

Pour cela, je veux dépenser vite et gaiement

Jusqu'à mon manteau,

En pais, dans une bonne ville.

Triboudaine et triboudel !

A quoi bon un tas de richesses

Si on ne les dépense pas honorablement ?

 

uand je la tiens dans la prairie,

Tout entourée d'arbrisseaux,

Un été dans la verdure,

Quand j'ai oies et gâteaux,

Poissons, tartes et porcelets,

Et du b?uf à la sauce verte,

Et du vin dans le tonneau,

Frais, fort, agréable

A boire par forte chaleur,

J'aime mieux être là que dans un bateau

Sur la mer en grande frayeur.

Triboudaine et triboudel !

J'aime mieux le jeu de la prairie

Que d'être dans un endroit désagréable

 

Colin Muset

Chanson de jongleur

Milieu du XIIIème siècle

 

Colin Muset (deuxième tiers du XIIIe) est ménestrel et compose une vingtaine de chansons spirituelles et enjouées, qui s'éloignent souvent de la courtoisie pour faire l'éloge des plaisirs des sens et de l'épicurisme. Précurseur d'une poésie plus personnelle, il se met en scène et se raconte dans ses poèmes. Il y exploite également les possibilités sémantiques de son pseudonyme (petite souris, mais aussi celui qui musarde ou joue de la cornemuse).

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Published by dominique - dans Muset - Colin
6 avril 2007 5 06 /04 /avril /2007 23:23

Le 6 avril 1327 Pétrarque rencontre Laure dans l’église de Sainte-Claire d’Avignon. Il l’aima vingt ans, jusqu’au jour où il apprit qu’elle avait succombé à la peste, et ne cessa de la regretter durant vingt-six ans qu’il lui survécut. Ce sont les poésies qu’il fit sur elle, avant et après sa mort, qui composent le célèbre Canzoniere.

 


Béni soit le jour, bénis le mois, l'année

Et la saison, et le moment et l'heure, et la minute

Béni soit le pays, et la place où j'ai fait rencontre

De ces deux yeux si beaux qu'ils m'ont ensorcelé.

 

Et béni soit le premier doux tourment

Que je sentis pour être captif d'Amour

Et bénis soient l'arc, le trait dont il me transperça

Et bénie soit la plaie que je porte en mon cœur

 


Bénies soient toutes les paroles semées

A proclamer le nom de celle qui est ma Dame

Bénis soient les soupirs, les pleurs et le désir.

 

Et bénis soient les poèmes

De quoi je sculpte sa gloire, et ma pensée

Tendue vers elle seule, étrangère à nulle autre.

 

Francesco Petrarca (1304-1374)

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3 avril 2007 2 03 /04 /avril /2007 14:36

ALLOCUTION DE M. Gaston MONNERVILLE,
Député de la Guyane


(Discours prononcé le 21 juin 1933, au Trocadéro)

Mesdames, Messieurs,

Le drame qui angoisse nos frères de race juive n'a pas son écho seulement dans leur coeur.

Chacun de nous se sent atteint au meilleur de son intelligence et de sa sensibilité, lorsqu'il assiste au spectacle d'un gouvernement qui renie ce qui fait la beauté d'une nation civilisée ; je veux dire : le souci d'être juste, la volonté d'être bon envers tous les membres de la famille humaine, quelle qu'en soit la religion, la couleur ou la race.

Me tournant vers les persécutés d'Allemagne, je leur apporte mon fraternel salut et je leur dis :

Nous, les Fils de la Race Noire, nous ressentons profondément votre détresse. Nous sommes avec vous dans vos souffrances et dans vos tristesses Elles provoquent en nous des résonances que ne peuvent pas saisir pleinement ceux à qui n'a jamais été ravie la liberté. S'il est vrai que l'hérédité est la mémoire des races, croyez que nous n'avons pas perdu le souvenir des souffrances de la nôtre. Et c'est ce qui, en dehors même du plan supérieur de la solidarité des hommes, nous rapproche davantage de vous et nous détermine à nous associer à votre protestation.

Nous sommes à vos côtés et vous nous trouverez toujours à vos côtés, chaque fois qu'il s'agira de lutter contre une mesure ou contre un régime qui tendrait à détruire la justice entre les hommes, ou à abolir leur liberté. Nous nous indignons avec vous ; nous protestons avec vous, de toute la force de notre idéalisme, devant les actes de l'obscurantisme hitlérien. Le Racisme allemand, expression suprême d'une mentalité antisociale qui nous reporte aux anciens âges, ne saurait trouver une audience favorable dans un pays comme la France « nourrie des idées générales du monde ».

Elle la trouvera moins encore auprès de nous, fils lointains ou immédiats de cette Afrique, qui a été si malheureuse au cours des siècles. C'est que nous ne nous rappelons jamais sans une émotion poignante les effets du préjugé de race qui a marqué le passage de l'Allemagne en Afrique.

Souvenez-vous ! Une guerre d'extermination, froidement voulue, implacablement menée contre les Herreros, dans l'ouest Africain ; 40.000 Herreros massacrés !

L'Administration continua l'oeuvre de l'armée. Les indigènes survivants se virent privés de tout droit. Parqués dans des camps spéciaux, ils subirent les plus bas traitements. Leur disparition totale fut la conséquence de cette politique. Il n'y eut plus que des Allemands dans le Sud-Ouest Africain.

« Toujours quelques crimes précèdent les grands crimes ».

Il y avait dans les massacres africains des promesses qui sont aujourd'hui tenues, hélas ! Il y avait en eux l'annonce des assassinats hitlériens. Si bien que l'on peut voir dans le martyr des Africains allemands une préfiguration parfaite de l'actuel martyre des Juifs allemands.

Le cycle terrible tend vers son point de perfection ; le racisme donne sa pleine mesure. Il ne vous surprendra pas que nous suivions avec une attention particulière le développement de son évolution, si humiliante pour la raison humaine. Il ne vous surprendra pas que notre inquiétude s'avive, au moment même où nous apprenons qu'à la Conférence de Londres, l'Allemagne hitlérienne demande le retour au Reich de ses anciennes colonies.

Vous concevez, vous les victimes du racisme allemand, combien grande est notre anxiété, combien s'aiguise notre vigilance, à cette annonce. L'attitude de l'Allemagne actuelle vis-à-vis des minorités, l'hostilité violente qu'elle manifeste contre ceux qui ne sont pas Aryens, nous dictent notre conduite. Nous devons veiller à ce qu'elle n'obtienne pas la tutelle des populations africaines. La tâche, si belle et si noble, de guider des hommes vers une évolution sociale meilleure ne doit être dévolue qu'aux nations qui ont conscience de leur devoir humain. Le racisme allemand les ignore, ou les méprise. Faisons tout pour l'empêcher d'étendre son action néfaste à l'Afrique Noire. Luttons pour en circonscrire les effets désastreux. Menons cette lutte avec sérénité, certes, mais une sérénité qui ne doit exclure ni l'ardeur, ni la fermeté. Il y faudra sans doute quelque courage. Pour aboutir, qu'il nous suffise de nous inspirer du principe qui a été le guide essentiel de l'homme qu'on a eu raison de tant louer ce soir ; de l'abbé Grégoire, ce coeur « nourri du lait de l'humaine tendresse, dont les oeuvres, les actes et la vie même en furent une constante, une magnifique illustration : IL N'Y A PAS DE VERTU SANS COURAGE.

Gaston MONNERVILLE

 

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1 avril 2007 7 01 /04 /avril /2007 12:44

La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :

« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n'admet pas de difficulté ? Eh bien ! pêchez avant, pendant et après l'orage, quand le ciel s'entr'ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s'émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel.

« Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! »

Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d'une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n'acheta pas de vers de vase qu'il était sûr de trouver partout, mais il s'approvisionna d'asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s'exercer d'avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l'eût-il posée sur la pointe aiguë de l'acier courbé qu'elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s'il n'eût craint d'épuiser toute sa provision de vermine.

Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d'un seul morceau, montaient dans l'air en s'amincissant. C'était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d'un océan de chapeaux de paille à larges bords.

Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d'un bout à l'autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l'air d'une longue chenille qui se déroulait par la plaine.

On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d'assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l'aspect d'un gros porc-épic.

Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur battait le dos. Ils se hâtaient.

A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d'autres en coutil, d'autres en blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient.

Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l'attendait. L'accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois ayant loué un grand bateau, allèrent s'accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l'on prend le plus de poisson.

Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l'eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l'alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d'oeil au bouchon, il regarda l'eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J'ai beau essayer, je n'arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitant avec soin tous les mouvements de son ami.

La barque contre la chute d'eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu'elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.

On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d'un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s'occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d'une voix triste :

- Ça ne mord pas ?

L'autre répondit simplement :

- Parbleu !

Patissot, étonné, le considéra.

- En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

- Jamais !

- Comment, jamais ?

Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :

- Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu'on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c'est pour faire comme les autres.

M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d'abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots.

Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s'en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d'autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s'occupa de déjeuner.

Deux restaurants se présentaient.

L'un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L'autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l'aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s'élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d'ailleurs, tenaient l'une pour la guinguette, l'autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l'histoire de toute l'humanité.

Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n'est pas cher ; vous verrez. Du reste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu'elle ne vous pardonnerait jamais ! »

Le gros monsieur déclara qu'il ne mangerait qu'aux Tilleuls, parce que c'était, affirmait-il une maison excellente, où l'on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j'ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu'ils étaient faits pour s'entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s'arrêtèrent contre le pont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l'eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.

Une famille s'approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manoeuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d'une faveur à la poignée. Le père salua : « L'endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » - Toute la famille sourit et s'installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d'une envie folle de prendre un poisson, un seul, n'importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à manoeuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu'au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l'air un large cercle, il les rejetait à l'eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu'il venait d'enlever d'un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l'un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu'il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu'au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l'herbe. Il se réveilla vers sept heures.

- Allons-nous-en ! dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d'étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu'il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l'avait happé au passage en sortant de l'eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu'on le fît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l'intimité s'accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d'une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.

La conversation l'intéressa si fort qu'il en oublia sa pêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu'on la lui apportât. C'était, au milieu de l'assiette, une sorte d'allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l'omnibus, il racontait à ses voisins qu'il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.

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Published by dominique - dans Maupassant - Guy de
30 mars 2007 5 30 /03 /mars /2007 01:07

Lamartine -1848

Il calma d’abord ce peuple par un hymne de paroles sur la victoire si soudaine, si complète, si inespérée même des républicains les plus ambitieux de liberté, il prit Dieu et les hommes à témoin de l’admirable modération et de la religieuse humanité que la masse de ce peuple avait montrée jusque dans le combat et dans le triomphe, il fit ressortir cet instinct sublime qui avait jeté la veille ce peuple encore armé, mais déjà obéissant et discipliné entre les bras de quelques hommes voués à la calomnie à l’épuisement et à la mort pour le salut de tous

A ces tableaux la foule commençait à s'admirer elle-même, à verser des larmes, d'attendrissement sur les vertus du peuple, l'enthousiasme l'éleva bientôt au-dessus de ses soupçons, de sa vengeance, et de ses anarchies.

« - Voilà ce qu’a vu le soleil d’hier citoyens ! », continua Lamartine. « Et que verrait le soleil aujourd’hui ? - II verrait un autre peuple d’autant plus furieux qu’il a moins d’ennemis à combattre, se défier des mêmes hommes qu’il a élevés hier au-dessus de lui ; les contraindre dans leur liberté, les avilir dans leur dignité, les méconnaître dans leur autorité qui n’est que la vôtre ; substituer une révolution de vengeances et de supplices à une révolution d’unanimité et de fraternité ; et commander à son gouvernement d’arborer en signe de concorde, l’étendard de combat à mort, entre les citoyens d’une même patrie ! Ce drapeau rouge qu’on a pu élever quelquefois quand le sang coulait comme un épouvantail contre des ennemis qu’on doit abattre aussitôt après le combat en signification de réconciliation et de paix ! J'aimerais mieux le drapeau noir qu'on fait flotter quelquefois dans une ville assiégée, comme un linceul, pour désigner à la bombe des édifices neutres consacrés à l'humanité et dont le boulet et la bombe même des ennemis doivent s'écarter; voulez-vous donc que le drapeau de votre république soit plus menaçant et plus sinistre que celui d'une ville bombardée? »

« Non, non, s’écrièrent quelques-uns des spectateurs Lamartine a raison mes amis ne gardons-pas ce drapeau d’effroi pour les citoyens ! - Si, si, s’écriaient les autres « c’est le nôtre. c’est celui du peuple, c’est celui avec lequel nous avons vaincu, pourquoi donc ne garderions-nous pas après la victoire le signe que nous avons teint de notre sang ? »

« Citoyens », reprit Lamartine après avoir combattu par toutes les raisons les plus frappantes pour l’imagination du peuple le changement de drapeau et comme se repliant sur sa conscience personnelle pour dernière raison, intimidant ainsi le peuple qui l’aimait par la menace de sa retraite : «  Citoyens vous pouvez faire violence au gouvernement. Vous pouvez lui commander de changer le drapeau de la nation et le nom de la France. Si vous êtes assez mal inspirés et assez obstinés dans votre erreur pour lui imposer une république de parti et un pavillon de terreur. Le gouvernement je le sais est aussi décidé que moi-même à mourir plutôt que de se déshonorer en vous obéissant, quant à moi jamais ma main ne signera ce décret ! Je repousserai jusqu’à la mort ce drapeau de sang, et vous devriez le répudier plus que moi ! car le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire, et la liberté de la patrie ! »

A ces derniers mots Lamartine interrompu par des cris d’enthousiasme presque unanimes tomba de la chaise qui lui servait de tribune dans les bras tendus de tous côtés vers lui !

La cause de la république nouvelle l’emportait sur les sanglants souvenirs qu’on voulait lui substituer.

Un ébranlement général secondé par les gestes de Lamartine et par l’impulsion des bons citoyens fit refluer l’attroupement qui remplissait la salle jusque sur le palier du grand escalier aux cris de « Vive Lamartine ! Vive le drapeau tricolore ! »

Alphonse de Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, Paris, 1849

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Published by dominique - dans Lamartine - Alphonse
30 mars 2007 5 30 /03 /mars /2007 00:47

« Aux premiers mots proférés dans cet étrange débat, j’ai ressenti, je l’avoue, comme la plus grande partie de cette Assemblée, les bouillons de la furie du patriotisme jusqu’au plus violent emportement. (Il s’élève à droite des murmures que couvrent de nombreux applaudissements ; l’orateur s’adresse du côté d’où partent ces murmures). Messieurs, donnez-moi quelques moments d’attention ; je vous jure qu’avant que j’aie cessé de parler vous ne serez pas tentés de rire… Mais bientôt j’ai réprimé ces justes mouvements pour me livrer à une observation vraiment curieuse, et qui mérite toute l’attention de l’Assemblée. Je veux parler du genre de présomption qui a pu permettre d’oser présenter ici la question qui nous agite, et sur l’admission de laquelle il n’était même pas même permis de délibérer. Tout le monde sait quelles crises terribles ont occasionné de coupables insultes aux couleurs nationales ; tout le monde sait quelles ont été en diverses occasions les funestes suites du mépris que quelques individus ont osé leur montrer ; tout le monde sait avec quelle félicitation mutuelle la Nation entière s’est complimentée, quand le monarque a ordonné aux troupes de porter, et a porté lui-même ces couleurs glorieuses, ce signe de ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté, de tous les défenseurs de la Constitution ; tout le monde sait qu’il y a peu de mois, il y a peu de semaines, le téméraire qui a osé montrer quelque dédain pour cette enseigne du patriotisme eût payé ce crime de sa tête. (On entend de violents murmures dans la partie droite ; la salle retentit de bravos et d’applaudissements).

Et lorsque vos comités réunis ne se dissimulant pas les nouveaux arrêtés que peut exiger la mesure qu’ils vous proposent, ne se dissimulant pas que le changement de pavillon, soit dans sa forme, soit dans les mesures secondaires qui seront indispensables pour assortir les couleurs nouvelles aux divers signaux qu’exigent les évolutions navales, méprisant, il est vrai, la futile objection de la dépense ; on a objecté la dépense, comme si la Nation, si longtemps victime des profusions du despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté ! Comme s’il fallait penser à la dépense des nouveaux pavillons, sans en rapprocher ce que cette consommation nouvelle versera de richesses dans le commerce des toiles, et, jusque dans les mains des cultivateurs du chanvre, et d’une multitude d’ouvriers ! Lorsque vos comités réunis, très bien instruits que de tels détails sont de simples mesures d’administration qui n’appartiennent pas à cette Assemblée et ne doivent pas consumer son temps, lorsque vos comités réunis, frappés de cette remarquable et touchante invocation des couleurs nationales, présentée par des matelots, dont on fait avec tant de plaisir retentir les désordres, en en taisant les véritables causes, pour peu qu’elles puissent sembler excusables ; lorsque vos comités réunis ont eu cette belle et profonde idée de donner aux matelots, comme un signe d’adoption de la patrie, comme un appel à leur dévouement, comme une récompense de leur retour à la discipline, le pavillon national, et vous proposent en conséquence une mesure, qui, au fond, n’avait pas besoin d’être demandée, ni décrétée, puisque le directeur du pouvoir exécutif, le chef suprême des forces de la Nation avait déjà ordonné que les trois couleurs fussent le signe national.

Eh bien, parce que je ne sais quel succès d’une tactique frauduleuse dans la séance d’hier a gonflé les cœurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l’esprit public, qu’on ose dire, à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu’il est des préjugés antiques qu’il faut respecter : comme si votre gloire et la sienne n’étaient pas de les avoir anéantis, ces préjugés que l’on réclame ! qu’il est indigne de l’Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n’était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succès de leurs fédérations ou de leurs complots ! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément : « Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c’est-à-dire la couleur de la contre-révolution (la droite jette de grands cris, les applaudissements de la gauche sont unanimes), à la place des odieuses couleurs de la liberté. » Cette observation est curieuse sans doute, mais son résultat n’est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé. Croyez-moi (l’orateur parle à la partie droite), ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil serait prompt et terrible. (Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots : « C’est le langage d’un factieux. ») (A la partie droite) Calmez-vous, car cette imputation doit être l’objet d’une controverse régulière, nous sommes contraires en faits : vous dites que je tiens le langage d’un factieux. (Plusieurs voix de la droite : « Oui, oui !)

Monsieur le président, je demande un jugement, et je pose le fait (nouveaux murmures); je prétends, moi, qu’il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas anticonstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l’Assemblée nationale a consacrée, que la Nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite. Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu’il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage. (On applaudit.) Non, Messieurs, non ; leur folle présomption sera déçue ; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains : elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ; elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme les signes des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans… Je demande que la mesure générale comprise dans le décret soit adoptées ; qu’il soit fait droit sur la proposition de M. Le Chapelier, concernant les mesures ultérieures, et que les matelots à bord des vaisseaux, le matin et le soir et dans toutes les occasions importantes au lieu du cri accoutumé et trois fois répété de : « Vive le roi ! » disent : « Vivent la Nation, la loi et le roi ! » (La salle retentit pendant quelques minutes de bravos et d’applaudissements).

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Published by dominique - dans Mirabeau - Honoré Gabriel Riqueti - comte de