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3 décembre 2008 3 03 /12 /décembre /2008 05:18

Laissez-moi causer un peu cuisine avec vous, cher lecteur, en attendant ce fameux livre du Cuisinier pratique que je vous ferai un jour.

Vous aussi, vous pouvez vous trouver sur une plage dénuée de toute chose, et il n'y a pas de mal, lorsque l'on s'aventure dans une ville proclamée ville par l'empereur de Russie, d'étudier un peu son Robinson Crusoé de 1859.

Voici la carte du dîner d'inauguration de Poti comme ville :

 

 

Potage

Julienne.

 

Relevé de potage

Chou au porc frais.

 

Entrées

Schislik, avec amélioration.

Rognons de porc sautés au vin.

Poulets à la provençale.

 

Rôti

Deux canards et douze merles.

 

Entremets

Flageolets à l'anglaise ;

Œufs brouillés au jus de rognons.

 

Salade

Haricots verts.

 

Dessert

Noix sèches, thé, café, vodka,

Premier service : Vin de Mingrélie.

Deuxième service : Vin de Kakétie.

Troisième service : Vin de Gouriel.

 

Convenez que, pour des affamés de trois jours, c'était à faire venir l'eau à la bouche.

Maintenant, passons au procédé et détaillons la préparation de quelques-uns des plats que nous venons d'énumérer. D'abord, expliquons comment je comptais faire, sans bœuf, le bouillon dont j'avais la prétention de mouiller ma julienne.

Une entrecôte de mouton et une vieille poule bouillaient déjà, depuis deux heures, lorsque Moynet et Grégory revinrent de la chasse avec leurs deux canards, leurs douze merles et leurs trois pigeons ramiers.

Pendant que l'on plumait les pigeons ramiers, je pris mon fusil et tuai un corbeau. Ne méprisez pas le corbeau comme chair à bouillon, cher lecteur, vous ne savez pas ce que vous mépriseriez.

Un corbeau dans un pot-au-feu vaut deux livres de bœuf, croyez-en un chasseur; seulement, il faut, non pas le plumer comme un pigeon, mais le dépouiller comme un lapin.

Je mis le corbeau et les trois ramiers dans la marmite, et laissai réduire en mijotant. Puis, quand le bouillon eut atteint les deux tiers de sa force, je pris un magnifique chou pommé, je fonçai la casserole de bandes de porc entrelardé, de manière que le chou en fût cuirassé de tous les côtés, ayant soin que la casserole présentât seulement un intervalle de dix centimètres entre le cuivre et le chou.

Cet intervalle fut rempli de bouillon une première fois ; puis Vasili, placé, une cuiller à pot à la main, à portée à la fois de la marmite et de la casserole, fut chargé, au fur et à mesure que le bouillon de la casserole s'épuiserait, de le remplacer par le bouillon de la marmite.

Tout au contraire du pot-au-feu, qui devait mijoter, le chou devait être mené à grands bouillons.

Vasili remplit sa mission en homme qui n'eût fait que cela toute sa vie.

Le chou, une fois cuit, devait être servi sur le lard, et le bouillon de la casserole devait aller renforcer celui de la marmite.

C'était dans celui de la marmite que Moynet devait faire revenir les légumes conservés de la julienne.

Maintenant que vous savez comment, en pareille circonstance, vous devez, cher lecteur, faire votre potage et votre relevé de potage, passons au schislik avec amélioration. Vous savez comment se fait le schislik, n'est-ce pas ?

Voici l'amélioration que j'avais inventée :

Au lieu de couper le filet par morceaux de la grosseur d'une noix, je le laissais dans toute son intégrité.

Je l'enfilais à une baguette dans le sens de sa longueur ;

Je le saupoudrais convenablement de sel et de poivre ;

Je plaçais sur un pavé une des extrémités de la baguette ;

Je mettais l'autre extrémité à la main gauche de Vasili ;

J'armais sa main droite du kandjar le mieux affilé de tous mes kandjars ;

A mesure que la surface du filet rissolerait, Vasili couperait en longueur cette surface, en lui donnant l'épaisseur de deux ou trois centimètres :

Puis, pendant que l'on servirait cette première surface enlevée, il saupoudrerait de sel et de poivre la surface mise à vif par l'ablation de la croûte supérieure, et remettrait le reste sur le feu ;

Le rôti dûment rissolé, il enlèverait de nouveau et avec la même précaution la surface, qu'il ferait servir chaude comme la première, et ainsi de suite, jusqu'à la fin.

Les délicats mangeraient ces rissoles de viande avec du beurre frais et du persil haché.

Voici pour le schislik avec amélioration.

Venaient ensuite les rognons de porc sautés au vin.

Je crois que tout le monde sait faire les rognons sautés au vin ; nous disons les rognons en général, parce que nous ne nous servions de rognons de porc qu'à défaut de rognons de bœuf ou de rognons de mouton.

Consignons ici un fait peut-être assez inconnu : c'est que les rognons de mouton, meilleurs à la brochette que les autres rognons, leur sont inférieurs avec la sauce au vin.

Cependant, comme un voyageur peut se trouver, dont l'éducation n'ait pas été tournée vers la science culinaire, disons-lui en deux mots comment, en manquant à peu près de tous les condiments nécessaires à une bonne sauce au vin, il pourra faire un plat, sinon superfin, du moins très mangeable.

Il fera frire son beurre presque roux, y jettera une poignée d'oignons hachés, – il est rare qu'il y ait trop d'oignons ; il laissera frire ses oignons ; pendant ce temps, il taillera ses rognons en morceaux de l'épaisseur d'une pièce de cinq francs ; s'il répugne comme moi à toucher la viande avec ses doigts, il roulera ses rognons dans une serviette, où d'avance il aura jeté deux ou trois cuillerées de farine.

Les rognons en sortiront poudrés à blanc. Il mettra ses rognons dans la poêle, où seront déjà le beurre et les oignons. Il tournera avec une cuiller de bois jusqu'à ce que les rognons soient au quart de leur cuisson.

Alors, il prendra une bouteille de vin rouge, – les gros vins sont excellents pour cette sorte de sauce, – et en versera hardiment la moitié, les deux tiers, la totalité même, si la quantité de rognons coupés en tranches comporte la totalité de la bouteille ; puis il laissera cuire en tournant sur bon feu pendant dix minutes à peu près.

A la cinquième minute, il salera et poivrera ; à la huitième minute, il jettera dans ses rognons plein le creux de la main de persil très fin ; pour qu'il conserve son goût, il est important qu'il ne bouille que deux minutes.

Enfin, au moment de servir, on enlèvera et mettra dans un récipient quelconque six ou huit cuillerées de cette sauce, qui doit avoir la consistance et la couleur d'une crème au chocolat battue. Cette sauce est destinée à donner de la couleur et du corps aux œufs brouillés.

Maintenant, passons aux poulets à la provençale, que je recommande comme la chose la plus prompte et la plus facile à faire.

Si vous êtes restreint pour l'huile, c'est-à-dire si vous vous trouvez dans le cas où nous nous trouvions, procurez-vous de la graisse de porc, nommée saindoux. Excepté dans les pays purement mahométans, vous en trouverez partout. Faites frire votre saindoux à la poêle ou à la casserole. Découpez votre poulet par morceaux, comme vous feriez s'il était cuit et que vous voulussiez le servir par petites portions à vos convives. Roulez ces morceaux, comme vous avez fait de vos rognons, dans une serviette blanchie de farine. Mettez-les dans votre friture au moment où elle a cessé de crier. Laissez-leur le temps de prendre une belle couleur dorée, et occupez ce temps à hacher une gousse d'ail et une poignée de persil.

Lorsque vos morceaux de poulet seront cuits et rissolés à point, dressez-les dans un plat creux, salez et poivrez. Substituez à votre friture un demi-verre d'huile d'olive ; davantage, si besoin est ; faites frire l'huile à son tour, saisissez le moment où elle bout sans être brûlée, jetez-y votre ail et votre persil hachés ensemble : trois secondes après, versez le tout sur votre poulet dressé, et servez bouillant.

Vous voyez que tout cela est d'une simplicité biblique ; c'est la cuisine du paradis terrestre. Pour le rôti, vous trouverez partout une ficelle ou un clou. Le rôti est meilleur pendu à une ficelle que cuit avec une broche passée dans le corps et qui lui fait perdre son jus par deux ouvertures.

Quant aux flageolets à l'anglaise, rien de plus simple : vous les faites bouillir à grande eau, jusqu'à ce qu'ils soient cuits ; vous les égouttez sur l'écumoire ou dans une passoire ; si vous n'avez ni écumoire ni passoire, – je parle pour les voyageurs, – dans un linge blanc, et vous les versez bouillants sur une montagne de beurre, pétrie de sel, de poivre, de persil et de civette, si vous en avez. La chaleur des haricots suffira à fondre le beurre.

La confection des œufs brouillés est un peu plus compliquée, mais néanmoins très facile.

Sur douze œufs, vous avez jeté six blancs et laissé six œufs entiers ; dans ces œufs, vous avez versé la valeur de deux cuillerées d'eau, – cet appendice est indispensable pour donner de la légèreté à vos œufs, – vous ajoutez votre sauce de rognons et vous battez le tout, en ayant soin de vous rappeler, quand vous salez et poivrez, que votre sauce de rognons est déjà salée et poivrée. – Ne mettez ni oignon ni persil, votre sauce en contient une quantité suffisante.

Vous jetez, en même temps que vos œufs, un gros morceau de beurre dans la casserole. Puis vous tournez sans cesser un instant votre mouvement de rotation, jusqu'à ce que vos œufs soient convenablement pris. N'oubliez pas, surtout, qu'ils continuent de prendre sur le plat, et qu'il est urgent, à cause de cette condensation postérieure, de les y verser un peu liquides.

Mais le beurre ! me direz-vous ; comment se procurer du beurre frais dans un pays où, par exemple, on ne fait pas de beurre ?

Partout où vous trouverez de bon lait, partout vous pourrez faire votre beurre vous-même. Il vous suffira de remplir une bouteille aux trois quarts et de la boucher, puis vous la ferez secouer violemment pendant une demi- heure. Au bout d'une demi-heure, pour trois quarts de bouteille de lait, vous aurez une motte de beurre de la grosseur d'un œuf de dinde. Etant frais, à l'aide de secousses réitérées, il passera en s'allongeant à travers le goulot de la bouteille.

Le thé, vous savez le faire, n'est-ce pas ?

Quant au café, il se fait de deux façons, à la française ou à la turque.

Pour le faire à la française, il y a dix mécaniques de formes différentes. La meilleure de toutes ces mécaniques est, à mon avis, la chausse de nos grand- mères. Mais toutes ces mécaniques peuvent vous manquer, et même, si simple qu'elle soit, la chausse de nos grand-mères peut ne pas se trouver sous votre main.

Alors, vous ferez votre café à la turque ; c'est bien plus simple et, selon moi, c'est meilleur.

Vous faites bouillir votre eau dans un marabout. Vous mettez autant de cuillerées à café de café pilé au mortier et réduit en poudre aussi impalpable que possible, et autant de cuillerées de sucre râpé que vous voudrez avoir de tasses pleines. Et vous laisserez votre marabout jeter trois gros bouillons ; après quoi, vous verserez le café bouillant dans les tasses. En quelques secondes, le marc se précipitera de lui-même au fond par sa propre pesanteur, et vous pourrez boire un café aussi clair et plus savoureux que s'il était filtré.

Il va sans dire que le prince Ingheradzé et notre marchand turc déclarèrent n'avoir jamais fait un dîner pareil.

Alexandre Dumas (Le Caucase - Chapitre LXII Les plaisirs de Poti)

 

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19 octobre 2007 5 19 /10 /octobre /2007 12:32

 


Vous aviez mon coeur,

Moi, j'avais le vôtre :

Un coeur pour un coeur;

Bonheur pour bonheur !

 

Le vôtre est rendu;

Je n'en ai plus d'autre.

Le vôtre est rendu

Le mien est perdu.

 

La feuille et la fleur

Et le fruit lui-même,

La feuille et la fleur,

L'encens, la couleur :

 

Qu'en avez-vous fait,

Mon maître suprême ?

Qu'en avez-vous fait

De ce doux bienfait ?

 

Comme un pauvre enfant,

Quitté par sa mère,

Comme un pauvre enfant,

Que rien ne défend :

 

Vous me laissez là,

Dans ma vie amère;

Vous me laissez là,

Et Dieu voit celà !

 

Savez-vous qu'un jour,

L'homme est seul au monde ?

Savez-vous qu'un jour,

Il revoit l'amour ?

 

Vous appellerez,

Sans qu'on vous réponde,

Vous appellerez,

Et vous songerez !..

 

Vous viendrez rêvant,

Sonner à ma porte;

Ami comme avant,

Vous viendrez rêvant.

 

Et l'on vous dira :

"Personne.. elle est morte."

On vous le dira :

Mais, qui vous plaindra !

 

Marceline Desbordes-Valmore

(1786-1859)

 

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Published by dominique - dans Desbordes-Valmore - Marceline
30 août 2007 4 30 /08 /août /2007 18:45


L'hôte du Cœur-Saignant, après avoir répondu au signal du Maître d'école, avança civilement jusqu'au seuil de sa porte.

Ce personnage, que Rodolphe avait été chercher dans la Cité, et qu'il ne devait pas encore connaître sous son vrai nom ou plutôt son surnom habituel, était Bras-Rouge.

Petit et grêle, chétif et débile, cet homme pouvait avoir cinquante ans environ. Sa physionomie tenait à la fois de la fouine et du rat ; son nez pointu, son menton fuyant, ses pommettes osseuses, ses petits yeux noirs, vifs, perçants, donnaient à ses traits une inimitable expression de ruse, de finesse et d'intelligence. Une vieille perruque blonde, ou plutôt jaune comme son teint bilieux, posée sur le sommet de son crâne, laissait voir sa nuque grisonnante. Il portait une veste ronde et un de ces longs tabliers noirâtres dont se servent les garçons marchands de vin.

Nos trois personnages avaient à peine descendu la dernière marche de l'escalier qu'un enfant de dix ans au plus, très-petit, l'air fin, mais maladif, boiteux et un peu contrefait, vint rejoindre Bras-Rouge, auquel il ressemblait d'une manière si frappante qu'on ne pouvait le méconnaître pour son fils.

C'était le même regard pénétrant et astucieux ; le front de l'enfant disparaissait à demi sous une forêt de cheveux jaunâtres, durs et roides comme des crins. Un pantalon marron et une blouse sanglée d'une ceinture de cuir, complétaient le costume de Tortillard, ainsi nommé à cause de son infirmité ; il se tenait à côté de son père, debout sur sa bonne jambe, comme un héron au bord d'un marais.

— Justement voilà le môme, dit le Maître d'école.

Finette, le temps presse, la nuit vient, il faut profiter de ce qui reste de jour.

— T'as raison, mon homme, je vas demander le moutard à son père.

— Bonjour, vieux, dit Bras-Rouge en s'adressant au Maître d'école d'une petite voix de fausset, aigre et aiguë ; qu'est-ce qu'il y a pour ton service ?

— Il y a que tu vas prêter ton gamin à ma femme pendant un quart d'heure ; elle a ici près perdu quelque chose, il l'aidera à chercher.

Bras-Rouge cligna de l'œil, fit un signe d'intelligence au Maître d'école et dit à son fils :

— Tortillard, suis madame.

Le hideux enfant, attiré par la laideur et par l'air méchant de la Chouette, comme d'autres sont charmés par un extérieur bienveillant, accourut en boitant prendre la main de la borgnesse.

— Amour de petit momaque, va ! Voilà un enfant, dit Finette, comme ça vient tout de suite à vous ! C'est pas comme la petite Pégriotte, qui avait toujours l'air d'avoir mal au cœur quand elle m'approchait, cette petite mendiante !

— Allons, dépêche-toi, Finette, ouvre l'œil et veille au grain. Je t'attends ici.

— Ce ne sera pas long. Passe devant, Tortillard !

Et la borgnesse et le petit boiteux gravirent le glissant escalier.

— Finette, prends donc le parapluie, cria le brigand.

— Ça me gênerait, mon homme, répondit la vieille, qui disparut bientôt avec Tortillard au milieu des vapeurs amoncelées par le crépuscule, et des tristes murmures du vent qui agitait les branches noires et dépouillées des grands ormes des Champs-Élysées.

— Entrons, dit Rodolphe.

Il lui fallut se baisser pour passer sous la porte de ce cabaret, divisé en deux salles. Dans l'une, on voit un comptoir et un billard en mauvais état ; dans l'autre, des tables et des chaises de jardin, autrefois peintes en vert. Deux croisées étroites, aux carreaux fêlés, couverts de toiles d'araignée, éclairent à peine ces pièces aux murailles verdâtres, salpêtrées par l'humidité.

Rodolphe est resté seul une minute à peine ; Bras-Rouge et le Maître d'école ont eu le temps d'échanger rapidement quelques mots et quelques signes mystérieux.

— Vous boirez un verre de bière ou un verre d'eau-de-vie en attendant Finette ? dit le Maître d'école.

— Non, je n'ai pas soif.

— Chacun son goût. Moi, je boirai un verre d'eau-de-vie, reprit le brigand. Et il s'assit à une des petites tables vertes de la seconde pièce.

L'obscurité commençait à envahir tellement ce repaire qu'il était impossible de voir, dans un des angles de la seconde chambre, l'entrée béante d'une de ces caves auxquelles on descend par une trappe à deux battants, dont l'un reste toujours ouvert pour la commodité du service.

La table où s'assit le Maître d'école était toute proche de ce trou noir et profond, auquel il tournait le dos et qu'il cachait complètement aux yeux de Rodolphe.

Ce dernier regardait à travers les fenêtres, pour se donner une contenance et dissimuler sa préoccupation. La vue de Murph se rendant en toute hâte à l'allée des Veuves ne le rassurait pas complètement ; il craignait que le digne squire n'eût pas compris toute la signification de son billet forcément si laconique qui ne contenait que ces mots : «Pour ce soir dix heures.»

Bien résolu de ne pas se rendre à l'allée des Veuves avant ce moment, et de ne pas quitter le Maître d'école jusque-là, il tremblait néanmoins de perdre cette unique occasion de posséder les secrets qu'il avait tant d'intérêt à connaître. Quoiqu'il fût très-vigoureux et bien armé, il devait lutter de ruse avec un meurtrier redoutable et capable de tout.

Faut-il le dire ? telle était la trempe énergique de ce caractère bizarre, avide d'émotions nerveuses et violentes, que Rodolphe trouvait une sorte de charme terrible dans les inquiétudes et dans les obstacles qui venaient entraver le plan combiné la veille avec son fidèle Murph et le Chourineur.

Ne voulant pas néanmoins se laisser pénétrer, il vint s'asseoir à la table du Maître d'école et demanda un verre par contenance.

Bras-Rouge, depuis quelques mots échangés à voix basse avec le brigand, considérait Rodolphe d'un air curieux, sardonique et méfiant.

— M'est avis, jeune homme, dit le Maître d'école, que si ma femme nous apprend que les personnes que nous voulons voir sont chez elles, nous pourrons aller leur faire notre visite sur les huit heures ?

— Ce serait trop tôt de deux heures, dit Rodolphe, ça les gênerait.

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr.

— Bah ! entre amis on ne fait pas de façons.

— Je les connais ; je vous répète qu'il ne faut pas y aller avant dix heures.

— Êtes-vous entêté, jeune homme !

— C'est mon idée, et que le diable me brûle si je bouge d'ici avant dix heures !

— Ne vous gênez pas, je ne ferme jamais mon établissement avant minuit, dit Bras-Rouge de sa voix de fausset.

C'est le moment où arrivent mes meilleures pratiques, et mes voisins ne se plaignent pas du bruit que l'on fait chez moi.

— Il faut consentir à tout ce que vous voulez, jeune homme, reprit le Maître d'école. Soit, nous ne partirons qu'à dix heures pour notre visite.

— Voilà la Chouette ! dit Bras-Rouge en entendant et en répondant un cri d'appel semblable à celui que le Maître d'école avait poussé avant de descendre dans la maison souterraine.

Une minute après, la Chouette entra seule dans le billard.

— Ça y est, mon homme, c'est empaumé ! s'écria la borgnesse en entrant.

Bras-Rouge se retira discrètement sans demander des nouvelles de Tortillard, qu'il ne s'attendait probablement pas à revoir encore.

Les vêtements de la vieille ruisselaient d'eau ; elle s'assit en face de Rodolphe et du brigand.

— Eh bien ! dit le Maître d'école.

— Ce garçon a dit vrai jusqu'ici.

— Voyez-vous ! s'écria Rodolphe.

— Laissez la Chouette s'expliquer, jeune homme. Voyons, va, Finette.

— Je suis arrivée au n° 17 en laissant Tortillard blotti dans un trou et aux aguets. Il faisait encore jour. J'ai carillonné à une petite porte bâtarde, gonds en dehors, deux pouces de jour sous le seuil, enfin rien du tout. Je sonne, le gardien m'ouvre : c'est un grand, gros homme, dans les cinquante ans, l'air endormi et bon enfant, favoris roux, en croissant, tête chauve... Avant de sonner, j'avais mis mon bonnet dans ma poche pour avoir l'air d'être une voisine.

Dès que j'aperçois le gardien, je me mets à pleurnicher de toutes mes forces, en criant que j'ai perdu ma perruche, Cocotte, une petite bête que j'adore. Je dis que je demeure avenue de Marbœuf, et que de jardin en jardin je poursuis Cocotte. Enfin je supplie le monsieur de me laisser chercher ma bête.

— Hein ! dit le Maître d'école d'un air d'orgueilleuse satisfaction en montrant Finette, quelle femme !

— C'est très-adroit, dit Rodolphe ; mais ensuite ?

— Le gardien me permet de chercher ma bête, et me voilà trottant dans le jardin en appelant : «Cocotte ! Cocotte !», en regardant en l'air et de tous les côtés, pour bien tout voir... En dedans des murs, reprit la vieille en continuant de détailler le logis, en dedans des murs, partout du treillage, véritable escalier ; au coin du mur, à gauche, un pin fait comme une échelle, une femme en couches y descendrait. La maison a six fenêtres au rez-de-chaussée, pas d'autre étage, quatre soupiraux de cave sans barres. Les fenêtres du rez-de-chaussée se ferment à volets, loquet par le bas, gâchette par le haut ; peser sur la plinthe, tirer le fil de fer...

— Un zest..., dit le Maître d'école, et c'est ouvert.

La Chouette continua :

— La porte d'entrée vitrée, deux persiennes en dehors.

— Pour mémoire, dit le brigand.

— C'est ça, c'est absolument comme si on y était, dit Rodolphe.

— À gauche, reprit la Chouette, près de la cour, un puits : la corde peut servir, parce que là il n'y a pas de treillage au mur, dans le cas où la retraite serait bouchée du côté de la porte...

En entrant dans la maison...

— Tu es entrée dans la maison ? Elle y est entrée ! jeune homme, dit le Maître d'école avec orgueil.

— Certainement, j'y suis entrée. Ne trouvant pas Cocotte, j'avais tant gémi que j'ai fait comme si je m'étais époumonée ; j'ai demandé au gardien la permission de m'asseoir sur le pas de sa porte ; le brave homme m'a dit d'entrer, m'a offert un verre d'eau et de vin. «Un simple verre d'eau, ai-je dit, un simple verre d'eau, mon bon monsieur.» Alors, il m'a fait entrer dans l'antichambre... tapis partout : bonne précaution, on n'entend ni marcher, ni les éclats des vitres, s'il fallait faire un carreau ; à droite et à gauche, portes et serrures à becs-de-cane. Ça ouvre en soufflant dessus... Au fond, une forte porte, fermée à clef ; une tournure de caisse... ça sentait l'argent !... J'avais ma cire dans mon cabas...

— Elle avait sa cire, jeune homme... elle ne marche jamais sans sa cire !... dit le brigand.

La Chouette continua :

— Il fallait m'approcher de la porte qui sentait l'argent. Alors, j'ai fait comme s'il me prenait une quinte si forte que j'étais obligée de m'appuyer sur le mur. En m'entendant tousser, le gardien a dit : «Je vas vous mettre un morceau de sucre.» Il a probablement cherché une cuiller, car j'ai entendu rire de l'argenterie... argenterie dans la pièce à main droite... n'oublie pas ça, Fourline. Enfin, tout en toussant, tout en geignant, je m'étais approchée de la porte du fond... j'avais ma cire dans la paume de ma main... je me suis appuyée sur la serrure, comme si de rien n'était. Voilà l'empreinte. Si ça ne sert pas aujourd'hui, ça servira un autre jour.

Et la Chouette donna au brigand un morceau de cire jaune où l'on voyait parfaitement l'empreinte.

— Ça fait que vous allez nous dire si c'est bien la porte de la caisse, dit la Chouette.

— Justement ! c'est là où est l'argent, reprit Rodolphe.

Et il se dit tout bas : «Murph a-t-il donc été dupe de cette vieille misérable ? Cela se peut ; il ne s'attend à être attaqué qu'à dix heures... à cette heure-là, toutes ses précautions seront prises.»

— Mais tout l'argent n'est pas là ! reprit la Chouette, dont l'œil vert étincela. En m'approchant des fenêtres, toujours pour chercher Cocotte, j'ai vu dans une des chambres, à gauche de la porte, des sacs d'écus sur un bureau... Je les ai vus comme je te vois, mon homme... Il y en avait au moins une douzaine.

— Où est Tortillard ? dit brusquement le Maître d'école.

— Il est toujours dans son trou... à deux pas de la porte du jardin... Il voit dans l'ombre comme les chats. Il n'y a que cette entrée-là au n° 17 ; lorsque nous irons, il nous avertira si quelqu'un est venu.

— C'est bon.

À peine avait-il prononcé ces mots que le Maître d'école se rua sur Rodolphe à l'improviste, le saisit à la gorge et le précipita dans la cave qui était béante derrière la table.

Cette attaque fut si prompte, si inattendue, si vigoureuse, que Rodolphe n'avait pu ni la prévoir ni l'éviter.

La Chouette, effrayée, poussa un cri perçant, car elle n'avait pas vu d'abord le résultat de cette lutte d'un instant.

Lorsque le bruit du corps de Rodolphe roulant sur les degrés eut cessé, le Maître d'école, qui connaissait parfaitement les êtres souterrains de cette maison, descendit lentement dans la cave en prêtant l'oreille avec attention.

— Fourline... défie-toi !... cria la borgnesse en se penchant à l'ouverture de la trappe. Tire ton poignard.

Le brigand ne répondit pas et disparut.

D'abord on n'entendit rien ; mais, au bout de quelques instants, le bruit lointain d'une porte rouillée qui criait sur ses gonds résonna sourdement dans les profondeurs de la cave, et il se fit un nouveau silence.

L'obscurité était complète.

La Chouette fouilla dans son cabas, fit pétiller une allumette chimique et alluma une petite bougie dont la lueur se répandit dans cette lugubre salle.

À ce moment-là, la figure monstrueuse du Maître d'école apparut à l'ouverture de la trappe.

La Chouette ne put retenir une exclamation d'effroi à la vue de cette tête pâle, couturée, mutilée, horrible, aux yeux presque phosphorescents, qui semblait ramper sur le sol au milieu des ténèbres... que la clarté de la bougie dissipait à peine.

Remise de son émotion, la vieille s'écria avec une sorte d'épouvantable flatterie :

— Faut-il que tu sois affreux, Fourline ! tu m'as fait peur... à moi !

— Vite, vite, à l'allée des Veuves, dit le brigand en assujettissant les deux battants de la trappe avec une barre de fer ; dans une heure peut-être il sera trop tard ! Si c'est une souricière, elle n'est pas encore tendue... si ça n'en est pas une, nous ferons le coup nous seuls.

 

Les mystères de Paris, Tome I chapitre XVII

Par Eugène Sue


 

Bras rouge, personnage des Mystères de Paris, était le sinistre complice de La Chouette et du Maître d'École, qui tenait une boutique où l’on vendait de tout au numéro 13 de la rue aux Fèves.

Le roman Les Mystères de Paris parut en feuilleton dans le Journal des Débats du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843. Ce fut un succès sans précédent, ce qui provoqua la jalousie de ses confères et "amis", dont Balzac qui ne manqua pas de le dénigrer ouvertement.


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Published by dominique - dans Sue - Eugène
12 juillet 2007 4 12 /07 /juillet /2007 15:40

Paroles et musique : Anne Sylvestre

 

Mais qu'est-ce qu'ils qu'est-ce qu'ils nous fabriquent

avec leurs assédiques

il paraît qu'ils sont pas contents

mais qu'est-ce qui leur prend

je les rencontre rue Bergère

y'en a qui exagèrent

sur le trottoir j'en vois qui pleurent

"j'ai pas mes heures"

ils bossent une heure ça en fait douze

qu'ils s'étonnent pas qu'on les jalouse

qu'ils soient chômeurs moi ça m'résiste

ils sont artistes

 

C'est eux

les inter-miteux

les inter-mutants

les interminables

tout l'temps

comme des clignotants

un coup t'es brillant

un coup t'es minable

 

j'aurais pas cru que d'fair le con

ça soie un métier pour de bon

 

Mais qu'est-ce qu'ils qu'est-ce qu'ils nous trafiquent

avec leurs assédiques

paraît mêm' qu'il y en a qui trichent

en remplissant leurs fiches

tous ceux qui passent à la téloche

ils s'en fout' plein les poches

sans dout' que ceux qu'on voit jamais

ils sont mauvais

 

et toujours toujours ils se plaignent

moi j'trouv ça mérit'rait des beignes

ils ont qu'à se lever l'matin

comm' les copains

 

C'est eux ..

 

J'aurais pas cru que d' faire la fête

ça vous donnait des points d' retraite

 

Voilà t'il pas qu'ils se syndiquent

vu que leurs assédiques

ils y comprennent pas grand chose

ils en tiennent une dose

ils font la queue pendant des plombes

des fois y'en a qui tombent

ils ont jamais l' papier qu'on veut

ils r'font la queue

 

J'te l' dis moi faudrait qu'on me paye

pour aller mendier mon oseille

mêm' que souvent ils le r'çoivent pas

avant des mois

 

C'est eux ...

 

Faut croire que les coups d' pieds au cul

c'est remboursé par la sécu

 

Mais qu'est-ce qu'ils qu'est-ce qu'ils nous paniquent

avec leurs assédiques

v'là qu'ils se mettent à faire la grève

non alors là je rêve

suppose que tous ils abandonnent

 

ça dérang'rait personne

y'aurait qu'des jeux à la télé

ça s'rait le pied

remarque ils se laissent pas abattre

ils s'en vont jouer dans les théâtres

j'vois vraiment pas qui c'est qu'ira

payer pour ça

 

C'est eux ...

 

J'parie que tordus comme ils sont

ils vont même en faire des chansons

 

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Published by dominique - dans Sylvestre - Anne
28 juin 2007 4 28 /06 /juin /2007 12:19

Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre.

C'est en ces mots que le Lion

Parlait un jour au Moucheron.

L'autre lui déclara la guerre.

Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi

Me fasse peur ni me soucie?

Un boeuf est plus puissant que toi,

Je le mène à ma fantaisie.

A peine il achevait ces mots

Que lui-même il sonna la charge,

Fut le Trompette et le Héros.

Dans l'abord il se met au large,

Puis prend son temps, fond sur le cou

Du Lion, qu'il rend presque fou.

Le quadrupède écume, et son oeil étincelle;

Il rugit, on se cache, on tremble à l'environ;

Et cette alarme universelle

Est l'ouvrage d'un Moucheron.

Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle,

Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,

Tantôt entre au fond du naseau.

La rage alors se trouve à son faîte montée.

L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir

Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée

Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.

Le malheureux Lion se déchire lui-même,

Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,

Bat l'air, qui n'en peut mais; et sa fureur extrême

Le fatigue, l'abat; le voilà sur les dents.

L'insecte du combat se retire avec gloire:

Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,

Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin

L'embuscade d'une araignée:

Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée?

J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis

Les plus à craindre sont souvent les plus petits;

L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,

Qui périt pour la moindre affaire.



Jean de La Fontaine,  Les Fables  - Livre 2 - Fable 9

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8 juin 2007 5 08 /06 /juin /2007 12:04


La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte

où les ombres se prolongeaient à l'infini. Et la rose de marbre seule

sous le soleil et les étoiles était la reine de la Solitude Et sans

parfum la rose de marbre sur sa tige rigide au sommet du piédestal de

granit ruisselait de tous les flots du ciel. La lune s'arrêtait

pensive en son coeur glacial et les déesses des jardins les déesses

de marbre à ses pétales venaient éprouver leurs seins froids.

 

La rose de verre résonnait à tous les bruits du littoral. Il n'était

pas un sanglot de vague brisée qui ne la fît vibrer. Autour de sa

tige fragile et de son coeur transparent des arcs en ciel tournaient

avec les astres. La pluie glissait en boules délicates sur ses

feuilles que parfois le vent faisait gémir à l'effroi des ruisseaux

et des vers luisants.

 

Le rose de charbon était un phénix nègre que la poudre transformait en

rose de feu. Mais sans cesse issue des corridors ténébreux de la mine

où les mineurs la recueillaient avec respect pour la transporter au

jour dans sa gangue d'anthracite la rose de charbon veillait aux

portes du désert.

 

La rose de papier buvard saignait parfois au crépuscule quand le soir à

son pied venait s'agenouiller. La rose de buvard gardienne de tous

les secrets et mauvaise conseillère saignait un sang plus épais que

l'écume de mer et qui n'était pas le sien.

 

La rose de nuages apparaissait sur les villes maudites à l'heure des

éruptions de volcans à l'heure des incendies à l'heure des émeutes et

au-dessus de Paris quand la commune y mêla les veines irisées du

pétrole et l'odeur de la poudre. Elle fut belle au 21 janvier belle au

mois d'octobre dans le vent froid des steppes belle en 1905 à l'heure

des miracles à l'heure de l'amour.

 

La rose de bois présidait aux gibets. Elle fleurissait au plus haut de

la guillotine puis dormait dans la mousse à l'ombre immense des

champignons.

 

La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons

d'éclairs. Chacune de ses feuilles était grande comme un ciel

inconnu. Au moindre choc elle rendait le bruit du tonnerre. Mais

qu'elle était douce aux amoureuses désespérées la rose de fer.

 

La rose de marbre la rose de verre la rose de charbon la rose de papier

buvard la rose de nuages la rose de bois la rose de fer refleuriront

toujours mais aujourd'hui elles sont effeuillées sur ton tapis.

 

Qui es-tu? toi qui écrases sous tes pieds nus les débris fugitifs de La

rose de marbre de la rose de verre de la rose de charbon de la rose

de papier buvard de la rose de nuages de la rose de bois de la rose

de fer.

 

Robert Desnos ("Les Ténèbres", XXIV)

Extraits de Corps et biens (1930)

 

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29 mai 2007 2 29 /05 /mai /2007 11:30

 


Tú no puedes volver atrás

porque la vida ya te empuja

con un aullido interminable,

interminable...

 

Te sentirás acorralada

te sentirás perdida o sola

tal vez querrás no haber nacido,

no haber nacido...

 

Pero tú siempre acuérdate

de lo que un día yo escribí

pensando en ti, pensando en ti,

como ahora pienso...

 

La vida es bella ya verás,

como a pesar de los pesares,

tendrás amigos, tendrás amor,

tendrás amigos...

 

Un hombre solo, una mujer,

así tomados de uno en uno,

son como polvo, no son nada,

no son nada...

 

Entonces siempre acuérdate

de lo que un día yo escribí

pensando en ti, pensando en ti,

como ahora pienso...

 

Otros esperan que resistas,

que les ayude tu alegría

que les ayude tu canción

entre tus canciones...

 

Nunca te entregues ni te apartes

junto al camino nunca digas

no puedo más y aquí me quedo,

y aquí me quedo...

 

Entonces siempre acuérdate

de lo que un día yo escribí

pensando en ti, pensando en ti,

como ahora pienso...

 

La vida es bella ya verás

como a pesar de los pesares

tendrás amigos, tendrás amor,

tendrás amigos...

 

No sé decirte nada más

pero tu debes comprender

que yo aún estoy en el camino,

en el camino...

 

Pero tú siempre acuérdate

de lo que un día yo escribí

pensando en ti, pensando en ti,

como ahora pienso...

 

(José Agustín Goytisolo - Paco Ibáñez)

 

* * * * *


MOTS POUR JULIA

 

Tu ne peux pas retourner en arrière

parce que la vie te pousse déjà

avec un hurlement interminable,

interminable...

 

Tu te sentiras acculée

tu te sentiras perdue ou seule

tu voudras peut-être ne pas être née,

ne pas être née ...

 

Mais toi souviens-toi

de ce qu'un jour moi j'ai écrit

en pensant à toi, en pensant à toi,

comme maintenant j'y pense...

 

La vie est déjà belle tu verras,

comment malgré les regrets,

tu auras des amis, tu auras de l'amour,

tu auras des amis...

 

Un homme seul, une femme,

Ainsi pris un par un,

sont comme poussière, ils ne sont rien,

ils ne sont rien...

 

souviens-toi toujours

de ce qu'un jour moi j'ai écrit

en pensant à toi, en pensant à toi,

comme maintenant j'y pense...

 

D'autres espèrent que tu résistes,

que tu les aides par ta joie,

que te les aides par ta chanson,

parmi tes chansons...

 

Jamais ne te livres ni ne t'écartes

du chemin, jamais ne dis

je n'en puis plus et ici je reste,

et ici je reste...

 

souviens-toi toujours

de ce qu'un jour moi j'ai écrit

en pensant à toi, en pensant à toi,

comme maintenant j'y pense...

 

La vie est déjà belle tu verras

comment malgré les regrets

tu auras des amis, tu auras de l'amour,

tu auras des amis...

 

Je ne sais te dire rien de plus

mais tu dois comprendre

que je suis encore sur le chemin,

sur le chemin...

 

Mais toi souviens-toi

de ce qu'un jour moi j'ai écrit

en pensant à toi, en pensant à toi,

comme maintenant j'y pense...


 

(traduction personnelle)


 

Ce poème de José Agustín Goytisolo est chanté par Paco Ibanez


Vous pouvez écouter ce poème et encore d'autres poèmes en espagnol lus par leurs auteurs sur http://amediavoz.com/poetas.htm


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9 mai 2007 3 09 /05 /mai /2007 01:39

 

Seigneur qui ci este venu,

petit et grant, jone et chenu,

il vos est trop bien avenu,

sachiez de voir.

Je ne vos wel pas desovoir :

bien le porreiz aparsouvoir

ainz que m'en voize.

Aseeiz vos, ne faites noise,

si escouteiz, c'il ne noz poize :

je sui uns mires,

si ai estei en maint empires.

Dou Caire m'a tenu li sires

plus d'un estei;

lonc tant ai avec li estei,

grant avoir i ai conquestei.

Meir ai passee,

si m'en reving par la Moree,

ou j'ai fait mout grant demoree,

et par Salerne,

par Burienne et par Byterne.

En Puille, en Calabre, en Palerne

ai herbes prises

qui de granz vertuz sunt emprises :

sus quel que mal quel soient mises,

li maux c'en fuit.

Juqu'a la riviere qui bruit

dou flun des pierres jor et nuit

fui pierres querre.

Prestres Jehans i a fait guerre;

je n'ozai entreir en la terre

je fui au port.

Mout riches pierres en aport

qui font resusciteir le mort :

ce sunt ferrites,

et dyamans et cresperites,

rubiz, jagonces, marguarites,

grenat, stopaces,

et tellagons et galofaces

(de mort ne doutera menaces

cil qui les porte.

Foux est ce il ce desconforte

n'a garde que Heures l'en porte

c'il ce tient bien;

si n'a garde d'aba de chien

ne de reching d'azne anciien

c'il n'est coars ;

il n'a garde de toutes pars),

carbonculus et garcelars,

qui sunt tuit ynde,

herbes aport des dezers d'Ynde

et de la Terre Lincorinde,

qui siet seur l'onde

elz quatre parties dou monde

si coin il tient à la raonde,

or m'en creeiz.

Vos ne saveiz cui vos veeiz;

taiziez vos et si vos seeiz :

veiz m'erberie.

Je vos di par sainte Marie

Que ce n'est mie freperie

Mais granz noblesce.

J'ai l'erbe qui les veiz redresce

et cele qui les tons estresce

a pou de painne.

De toute fievre sanz quartainne

gariz en maint d'une semainne,

ce n'est pas faute;

et si gariz de goute flautre,

je tant n'en iert basse ne haute,

toute l'abat.

Ce la vainne dou cul vos bat,

je vos en garrai sanz debat,

et de la dent

gariz je trop apertement

par .I. petitet d'oignement

que vos dirai :

oeiz couinent jou confirai;

dou confire ne mentirai,

c'est cens riote.

Preneiz dou saÿn de marmotte,

de la merde de la linote

au mardi main,

et de la fuelle dou plantain,

et de l'estront de la putain

qui soit bien ville,

et de la pourre de l'estrille,

et dou ruÿl de la faucille,

et de la lainne

et de l'escorce de l'avainne

pilei premier jor de la semainne,

si en fereiz

un amplastre. Dou jus laveiz

la dent; l'amplastre metereiz

desus la joie;

dormeiz un pou,

je le vos loe :

s'au leveir n'i a merde ou boe,

diex vos destruie !

Escouteiz, c'il ne vos anuie :

ce n'est pas jornee de truie

cui poeiz faire.

Et vos cui la pierre fait braire,

je vos en garrai sanz contraire

ce g'i met cure.

De foie eschauffei, de routure

gariz je tout a desmesure

a quel que tort.

Et ce vos saveiz home xort,

faites le venir a ma tort;

ja iert touz sainz

onques mais nul jor n'oÿ mains,

ce Diex me gari ces. II. mains,

qu'il orra ja.

 

RUTEBEUF

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7 mai 2007 1 07 /05 /mai /2007 13:28

A Cassandre

 

Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avoit desclose

Sa robe de pourpre au Soleil,

A point perdu ceste vesprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vostre pareil.

 

Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir !

Ô vrayment marastre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !

 

Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que vostre âge fleuronne

En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté.

 

Pierre de RONSARD (1524-1585)

Les Odes
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30 avril 2007 1 30 /04 /avril /2007 01:03

Le 30 avril 1834 paraît à Paris Paroles d'un croyant. Ce petit ouvrage, qui en appelle à l'insurrection contre l'injustice au nom de l'Évangile, est immédiatement condamné par le Saint-Siège.

 

"Pour les rédacteurs de l'Avenir, la position n'était plus tenable. Si, d'un côté, la démocratie religieuse, abreuvée de tristesse et de fiel, recueillait avec amour les paroles des envoyés, de l'autre, l'opposition des chefs de l'Eglise catholique devenait formidable, l'accusation d'hérésie courait de bouche en bouche. L'abbé de Lamennais regarda autour de lui, et ne vit, comme le prophète Isaïe, que des champs où la désolation était assise. La Pologne, blessée au flanc, la main hors du suaire, dormait dans l'attente éternellement trompeuse de la main de la France ; et, cependant, elle était tombée pleine de désespoir et de doute, en disant : « Dieu est trop haut, et la France est trop loin !! » L'Irlande éperdue de misère, mourant de faim, comprimée à la fois par le poing et par le genou de l'Angleterre, se prosternait en vain devant ses croix de bois en implorant le secours du ciel : rien ne venait ! Il semblait que la Liberté eût détourné sa face d'un monde qui n'était point digne d'elle. La Pologne et l'Irlande, ces deux alliées naturelles de toute démocratie religieuse, disparaissaient de la scène politique, et, en disparaissant, entraînaient dans leur chute l'existence de l'Avenir.

Le flot des oppositions, semblable à une marée sans reflux, montait, montait toujours. Les uns en voulaient à l'opinion de M. de Lamennais, les autres à son talent ; ces derniers n'étaient pas les moins animés contre lui. Il fallut céder. Comme tous les journaux qui glissent dans le vide, l'Avenir annonça qu'il suspendait sa publication ; ce furent ses adieux de Fontainebleau.

« Si nous nous retirons un moment, écrivait M. de Lamennais, ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement ; c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Isral, consulter le Seigneur en Silo.

« On a mis en doute notre foi et nos intentions même ; car, en ces temps-ci, que n'attaque-t-on point ? Nous quittons un instant le champ de bataille pour remplir un autre devoir également pressant. Le bâton du voyageur à la main, nous nous acheminons vers la chaire éternelle, et, là prosternés aux pieds du pontife que Jésus-Christ a préposé pour guide et pour maître à ses disciples, nous lui dirons : « O père ! Daignez abaisser vos regards sur quelques-uns d'entre les derniers de vos enfants qu'on accuse d'être rebelles à votre infaillible et douce autorité ! O père ! Prononcez sur eux la parole qui donne la vie parce qu'elle donne la lumière, et que votre main s'étende pour bénir leur obéissance et leur amour." »

Il serait puéril de mettre ici en question la sincérité de celui qui écrivait ces lignes. Comme Luther, qui promettait, lui aussi, de se soumettre à Rome, l'abbé de Lamennais avait l'intention de persévérer dans la foi catholique. Si, plus tard, son orthodoxie s'ébranla ; si, à la vue de Rome et des cardinaux, sa foi au vicaire de Jésus et à la représentation visible de l'Eglise se démentit, il faut en accuser peut-être la forme toute païenne sous laquelle la religion du Christ lui apparut, comme jadis au moine d'Eisleben, dans la ville éternelle.

Quand j'en serai là de ma vie, à moi, je raconterai mes propres sensations, et je dirai mes longues conversations à ce sujet avec le pape Grégoire XVI.

Les trois pèlerins de l'Avenir, l'abbé de Lamennais, l'abbé Lacordaire et le comte Charles de Montalembert se mirent donc en route pour l'Italie, non tout à fait comme l'avait annoncé l'un d'eux. Le bâton du voyageur à la main, mais animés d'une foi réelle, et la douleur dans l'âme. Ils ne laissaient pas sans un regret mortel le rêve de onze mois derrière eux ; l'Avenir avait, en effet, duré du 16 octobre 1830 au 17 septembre 1831.

Nous ne raconterons point les impressions de voyage de l'abbé de Lamennais, car l'auteur de l'Essai sur l'indifférence n'est point un homme à impressions extérieures. Il passa devant l'Italie sans la voir ; à travers cette merveille des merveilles, il n'apercevait que son idée et le but de son itinéraire.

C'est dix ans plus tard qu'étant prisonnier à Sainte-Pélagie, et déjà vieux, Lamennais retrouva dans un coin de ses souvenirs l'Italie encore chaude de son soleil ; par un procédé de daguerréotype qu'explique assez la nature de l'homme dont nous nous occupons, les monuments de l'art et le paysage s'étaient décalqués invisiblement sur la plaque de son cerveau ! Il fallut la rêverie, le silence et la captivité, comme il faut l'iode à la plaque argentée, pour faire sortir de sa mémoire la figure des belles choses qu'il avait oublié d'admirer dix ans auparavant. C'est à cause de cela qu'il nous disait en 1841, sous le plafond écrasé de son cachot :

- Je commence à voir l'Italie... C'est un pays merveilleux !

On pourrait faire sur l'abbé de Lamennais, surtout en le comparant aux autres poètes de son temps, une curieuse étude psychologique.

L'auteur de l'Essai sur l'indifférence voit peu et mal ; il a un nuage sur les yeux et un nuage sur le cerveau ; à l'endroit de la perception du monde extérieur, le seul sens qui soit pour ainsi dire, éternellement éveillé dans cette organisation particulière, est le sens de l'ouïe, qui répond à la faculté musicale : l'abbé de Lamennais joue du piano, et se plaît surtout aux compositions de Liszt. De là peut-être la cause de sa profonde tendresse pour ce grand artiste.

Quant au reste, c'est-à-dire quant à ce qui se rapporte au monde objectif, le spectacle est en lui, et, lorsqu'il veut voir, c'est dans son âme qu'il regarde. De cette disposition de l'homme, il résulte une nature de style qui rentre dans la manière psychologique. Décrit-il un paysage, comme dans les Paroles d'un croyant ou dans les tableaux datés de sa prison, c'est toujours la ligne infinie qui étend sous sa plume de vagues horizons ; chez lui, la pensée voit, non pas l'oeil.

C'est que M. de Lamennais est de la race des penseurs maladifs dont était Blaise Pascal. Que la médecine ne s'avise jamais de guérir ces natures souffrantes : elle leur enlèverait leur génie.

Le voyage, avec ses relais forcés, donna souvent à l'abbé de Lamennais le loisir d'étudier notre littérature moderne, qu'il connaissait peu. Dans un monastère d'Italie où les pèlerins reçurent l'hospitalité, MM. de Lamennais et Lacordaire lurent pour la première fois Notre-Dame de Paris et Henri III.

Arrivé à Rome, l'abbé de Lamennais logea dans l'hôtel et dans l'appartement qu'avait occupé, quelques mois auparavant, la comtesse Guiccioli. Son idée fixe était de voir le pape, de terminer avec lui ses affaires, qui étaient celles de la démocratie religieuse. Après de longs retards, après une foule de démarches infructueuses, après sept ou huit demandes d'audience restées sans résultat, l'abbé de Lamennais se plaignit ; alors, un ecclésiastique de Rome auquel il témoignait son mécontentement lui fit naïvement observer que peut-être il avait omis de déposer la somme de... dans les mains du cardinal ***. L'abbé de Lamennais avoua qu'il aurait cru offenser Son Eminence en la traitant comme le portier d'une courtisane.

- Alors, ne vous étonnez plus, lui répondit l'abbé italien, de n'avoir pas encore été reçu par Sa Sainteté.

L'ignorant voyageur avait oublié la formalité essentielle. Et, cependant, quoique renseigné, il s'obstina à voir le pape gratis ; en payant, il lui eût semblé devenir le complice d'une simonie.

Les rédacteurs de L 'Avenir étaient déjà depuis trois mois oubliés dans la ville sainte, attendant que le pape voulût bien s'occuper d'une question qui tenait en suspens une moitié de Europe catholique. L'abbé Lacordaire avait pris le parti de retourner en France ; le comte de Montalembert se préparait à partir pour Naples ; M. de Lamennais seul continuait de frapper aux portes du Vatican, plus fermées et plus inexorables que celles de Lydie dans ses mauvais jours. Le père Ventura, alors général des Théatins, reçut l'illustre voyageur français à Santo-Andrea della Valle.

« Je n'oublierai jamais, dit M. de Lamennais dans ses Affaires de Rome, les jours paisibles que j'ai passés dans cette pieuse maison, entouré des soins les plus délicats, parmi ces bons religieux si édifiants, si appliqués à leurs devoirs, si éloignés de toute intrigue. La vie du cloître, régulière, calme et, pour ainsi dire, retirée en soi, tient une sorte de milieu entre la vie purement terrestre et cette vie future que la foi nous montre sous une forme vague encore, et dont tous les êtres humains ont en eux-mêmes l'irrésistible pressentiment. »

Enfin, après bien des instances, l'abbé de Lamennais fut reçu par Grégoire XVI en audience particulière. Il se rendit au Vatican, monta l'escalier gigantesque tant de fois monté et descendu par Raphal et par Michel-Ange, par Léon X et par Jules II ; il traversa les hautes et silencieuses salles aux deux rangs de fenêtres superposées, à l'extrémité de ce long palais splendide et désert, il arriva, conduit par un huissier, dans une chambre d'attente où deux cadinaux, immobiles comme des statues, assis sur des sièges de bois, lisaient gravement leur bréviaire. Le moment venu, l'abbé de Lamennais fut introduit. – Dans une chambre petite, nue, toute tendue de rouge, où un seul fauteuil annonçait qu'un seul homme avait là le droit de s'asseoir, se tenait debout un grand vieillard calme et souriant dans son blanc linceul. Il recevait M. de Lamennais debout ; grand honneur ! le plus grand que cet homme divin pût faire à un autre homme sans violer l'étiquette.

Alors, le pape entretint le voyageur français du beau soleil, de la belle nature de l'Italie, des monuments de Rome, des arts, de l'histoire ancienne ; mais de son affaire, du but de son voyage, pas un mot. Le pape n'avait point commission pour cela : cette question se traitait quelque part dans l'ombre, entre des cardinaux nommés pour en connaître, et dont on ne savait point les noms. Un mémoire avait été adressé à la cour de Rome par les rédacteurs de l'Avenir ; ce mémoire devait amener une décision autour de laquelle régnait le mystère le plus impénétrable. Le pape, d'ailleurs, se montra bienveillant pour le prêtre français dont le génie honorait l'Eglise catholique.

- Quelle est, parmi les oeuvres d'art, demanda-t-il à M. de Lamennais, celle qui vous a le plus frappé ?

- Le Moïse de Michel-Ange, répondit le prêtre.

- Eh bien, lui dit Grégoire XVI, je vais vous montrer une chose que personne ne voit, ou plutôt que bien peu d'élus voient à Rome.

Et, en disant ces mots, le grand vieillard blanc entra dans une sorte d'alcôve fermée par des rideaux, et revint soutenant dans ses bras une réduction en argent du Moïse faite par Michel-Ange lui-même. L'abbé de Lamennais admira, salua et se retira accompagné par les deux cardinaux qui gardaient l'entrée de cette chambre.

Il fut forcé de rendre hommage à la gracieuse réception du saint-père ; mais, en conscience, il n'était pas venu de Paris à Rome pour voir la statuette de Moïse !

Ce fut un désenchantement infini. L'abbé de Lamennais secoua sur Rome la poussière de ses sandales, une poussière de tombe, et s'en revint à Paris.

Après un long silence, au moment où l'affaire de l'Avenir semblait ensevelie dans les hypogées du Saint-Siège, Rome parla : elle condamnait les doctrines des hommes qui avaient essayé de rallier le christianisme à la liberté.

La douleur de l'abbé de Lamennais fut immense. Le pasteur étant frappé, les brebis se dispersèrent ; à peine la nouvelle d'une censure arrivait-elle à La Chesnaie, que les disciples furent saisis de frayeur, et prirent la fuite. M. de Lamennais resta seul dans le vieux château abandonné, seul avec le triste silence qu'interrompaient parfois le murmure des grands chênes et le chant des oiseaux plaintifs. Bientôt cette retraite même lui fut enlevée : l'abbé de Lamennais se réveilla, un jour, ruiné par la faillite d'un libraire dont il avait garanti la signature.

Alors, l'ex-rédacteur de l'Avenir commença son voyage à travers un océan d'amertume ; les tourments de l'âme l'empêchèrent de s'apercevoir de sa pauvreté, qui fut extrême ; ses meubles, ses livres, il vendit tout. Deux fois il baissa sous la main du chef de l'Eglise une tête résignée, et deux fois il se releva, plus triste chaque fois, chaque fois plus indompté, chaque fois plus convaincu que l'esprit humain, le progrès, la raison, la conscience ne pouvaient avoir tort. Ce ne fut point sans déchirements profonds qu'il se sépara du dogme de sa jeunesse, de sa vie de prêtre, de l'obéissance tranquille, de l'unité majestueuse et forte, en un mot, de tout ce qu'il avait défendu ; mais l'esprit nouveau l'avait pris aux cheveux, selon le langage de la Bible, et lui disait : « Va ! »

C'est alors que, dans le silence, au milieu des persécutions que sa docilité même n'avait pu désarmer, à Paris, dans une petite chambre meublée d'un lit de sangle, d'une table et de deux chaises, l'abbé de Lamennais écrivit les Paroles d'un croyant. Le manuscrit resta une année dans le portefeuille de l'auteur ; remis plusieurs fois entre les mains de l'éditeur Renduel, retiré, puis redonné, puis retiré encore, ce beau livre subit avant sa publication toute sorte de vicissitudes, rencontra toute sorte d'obstacles ; les principales difficultés vinrent de la famille même de l'abbé de Lamennais, surtout d'un frère qui ne voyait pas sans terreur son frère s'aventurer sur cet océan de la démocratie qu'agitaient les tempêtes de 1833. Enfin, après bien des retards et des hésitations douloureuses, la forte volonté de l'auteur l'emporta sur les instances de l'amitié.

Le livre parut.

C'est ici la troisième transformation de l'écrivain : l'abbé de la Mennais et M. de Lamennais venaient de faire place au citoyen Lamennais.

Nous le retrouverons sur les bancs de la Constituante de 1848.

Comme tous les hommes d'un grand génie, et qui, pilotes de leur propre pensée, ont eu à conduire ce génie à travers les orages religieux et politiques qui ont soufflé depuis trente ans, M. de Lamennais a été l'objet des jugements les plus opposés. Nous ne nous faisons ici ni son apologiste ni son accusateur ; nous essayons de lui rendre le service qu'il appartient à tout homme de coeur de rendre à un homme qu'il admire : nous essayons de le montrer aux autres tel qu'à nous-même il est apparu."

Alexandre dumas

Mes Mémoires - Chapitre CXCI

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